Samedi 18 octobre 1873
Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa fille Marie Mertzdorff (Paris)
CHARLES MERTZDORFF
au vieux-thann
Alsace[1]
Vieux-thann le 18 8bre 73
Ma chère petite Amie Si je prends ce grand papier, ne va pas croire que j'ai l'intention de le remplir ; je me trompe l'intention y est, mais très probablement ma plume ne marchera pas aussi vite que l'aiguille sur le cadran.
Ce papier, c'est faute d'autre que j'oublie toujours de faire venir.
Depuis que j'ai écrit à ta sœur[2] chérie, je n'ai pas de grandes nouvelles à vous parler, tout est parfaitement calme & dans la maison & au-dehors. De la maison, nous avons envoyé à l'orphelinat de <Kattenb.> deux voitures de Pommes de terre, & très probablement nous aurons encore plus à donner ici ; en outre je me propose d'acheter encore quelques voitures, d'abord pour changer nos semences & puis pour donner car l'hiver est toujours bien dur pour bien des pauvres. & tu sais il est toujours doux de pouvoir aider, pour cela il faut prévoir & se procurer la chose pendant qu'elle est abondante cet hiver ce sera déjà bien plus cher.
Voilà, fille chérie une nouvelle qui t'intéresse déjà. une petite autre c'est que ce soir je vais souper en ville. C'est Mme Berger[3] qui a pensé qu'étant tout seul, elle m'a fait demander par M. Berger si je ne voulais pas aller passer ma soirée chez elle en famille. J'ai accepté avec plaisir & comme peut-être j'aurai par toi tantôt des nouvelles de ses filles[4] vous avez dû aller leur faire visite avant-hier. Dans tous les cas il sera parlé beaucoup de nos enfants.
Tu vois que voilà bien des évènements
Nanette[5] a écrit à son fils[6] pour savoir ce qu'il veut qu'elle fasse & ce n'est que d'après sa réponse qu'elle restera ou partira, du reste rien ne presse à ce qu'elle me dit.
Aujourd'hui Samedi, jour de paye & j'entends l'Oncle[7] qui fait sonner les écus, l'on ne voit plus d'or en Alsace par contre beaucoup d'argent & tout français ; ce que j'aime bien & vois avec plaisir que pendant que l'Allemagne retire ses monnaies en Argent la France au contraire se met à en faire & à en faire beaucoup & pour l'on n'y était plus habitué à ces grands sacs de pièces de 5 F cela fait une petite montagne qu'une paie de 10 mille francs.
Le soir ne sortant pas de notre petit salon que nous aimions tant[8] je passe mon temps à lire, mais comme je tiens à ménager mes yeux je m'arrête souvent, me promène <à> travers les 3 ou 4 pièces en allée & venue laissant libre cours à mes pensées. Il ne faut pas croire qu'elles soient toujours triste & si tu me voyais de loin arpenter l'appartement, je suis sûr que tu surprendrais plus d'un petit sourire intérieur. C'est qu'alors je suis avec mes petites filles[9] & Oncle & tante[10].
La fabrique ne me donne pas trop de tracas, je laisse aller un peu les choses & n'en prends que ce que je peux porter. A Morschwiller tout est à peu prêt pour le travail & dès aujourd'hui l'on va mettre les premières pièces en travail. J'irai l'un de ces jours voir comment l'on s'en tire.
Je n'ai pas encore Réponse de Lille, mais bien de Haarlem où j'irai, mais ne sais encore si ce sera avant ou après Paris. Dans quelques années d'ici je ne ferai plus un tel voyage seul & compte bien faire voir un peu de Pays à mes chéries. Je ne connais pas du tout la Hollande car lorsque jeune je voulais y passer en traversant la Belgique, mon passeport ne me permettait pas d'y entrer. L'on m'a tout simplement refusé la porte. Depuis j'avais bien autre chose à faire que de voyager pour moi & n'ai plus eu occasion de voir ce pays si intéressant. Mais comme je me connais, étant seul je ne m'arrêterai pas longtemps à étudier le pays, mon but rempli, j'aurai hâte du retour & ferai très probablement comme certain Hänschen ging über den Rhein und als grosser Hans kam er wieder zurück'[11].
La fabrique de Vieux-Thann travaille toujours assez pour occuper les ouvriers qui s'y trouvent. Il n'en est pas de même de Morschwiller où nous laissons déjà quantité d'ouvriers à la maison & d'autres encore seront de trop, car la nouvelle organisation occupera peu d'ouvriers, même s'il y a beaucoup à faire. C'est aujourd'hui me dit Léon[12] que 450 ouvriers auxquels l'on a dénoncé quittent M. Hofer[13] qui n'en garde plus que 150. C'est un bien grand malheur pour un Village qui, tout en ayant une culture & des terres très belles, souffrira énormément. Nous avions un moment à Morschwiller 250 ouvriers, en avons encore 100 & j'espère pouvoir travailler avec 60 au grand maximum. Ici nous restons toujours avec 400 & ferai mon possible pour y rester. Nous en occupions un moment 900 dans les 2 usines, tu vois que la diminution est déjà grande, il est vrai qu'il y en a beaucoup qui ont quitté le pays de sorte que la misère n'est pas trop grande.
Il paraît que le jeune frère de Thérèse[14] qui est allé rejoindre son aîné en Amérique a le mal du pays qu'il ne peut s'y faire & que très probablement il sera forcé de revenir au pays.
J'ai reçu une lettre de ma Sœur[15] qui je pense va encore rester tout le mois à Colmar, je compte encore aller lui faire une visite avant son départ ce sera pour la semaine prochaine sans doute tu sais je n'aime pas fixer trop tôt mes faits & gestes.
Vraiment en commençant ma lettre je ne pensais pas que ma plume rouillée irait aussi vite ; j'ai encore 10 minutes avant la cloche & je ne te quitterai pas.
Nous avons toujours une arrière-saison magnifique, il fait encore très chaud & l'on conserve ses habits d'été avec plaisir. Cependant depuis 3-4 jours en rentrant du souper à mon petit salon j'y trouve un peu de feu ce qui est un superflu mais agréable car la soirée est longue ; je me laisse faire.
Malgré ce beau temps, le jardin sent l'automne, les feuilles tombent & il y a déjà des arbres qui sont déjà tout hivers. C'est toujours triste pour les campagnards que cette saison du repos, le jardinier[16] a transplanté tous les camélias & a presque rentré toutes les plantes dans la serre, malgré cela il y a encore beaucoup de fleurs partout. C'est te dire que j'ai fait un tour au Jardin.
Il va être midi & le courrier ne fait qu'arriver me portant la bonne petite lettre d'Emilie[17], je pourrai donc donner des nouvelles à Mme Berger. Tu l'embrasseras bien, cette chère fillette, pour sa petite lettre, car si vous aimez recevoir de mes lettres, les vôtres sont reçues avec non moins de plaisir & de satisfaction. Et dire qu'en France sur 100 français 80 ne connaîtront jamais ces jouissances de s'écrire & se lire & le gamin de l'école ne soupçonne pas qu'il se prépare une vie bien difficile & bien décolorée en ne travaillant pas. Mais comment faire comprendre cela
Voilà notre Thérèse qui sait un peu lire & écrire peu & qui a horreur de la lecture, probablement parce qu'elle ne sait pas assez pour comprendre & que pour elle ce n'est qu'un travail sans profit.
Mais me voici à mes fins, j'ai barbouillé 4 pages, à toi à les déchiffrer maintenant il est midi passé & il ne me reste que le temps de t'embrasser ainsi que sœurette. tu te chargeras de donner à Oncle & tante[18] un bon bec & toutes mes amitiés à Cécile[19] & tous les bons amis[20] qui nous aiment & nous le prouvent tant
tout à toi chérie
Charles Mertzdorff
Notes
- ↑ En-tête professionnel imprimé.
- ↑ Emilie Mertzdorff.
- ↑ Joséphine André, épouse de Louis Berger.
- ↑ Marie et Hélène Berger.
- ↑ Annette, cuisinière chez les Mertzdorff.
- ↑ Fils parti s’installer à Dellys en Algérie.
- ↑ Georges Heuchel.
- ↑ Le salon d’Eugénie Desnoyers (†), épouse de Charles Mertzdorff.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards et son épouse Aglaé Desnoyers.
- ↑ « Petit Jean traversa le Rhin et revint comme Grand Jean » ; peut-être une allusion à la chanson : Hänschen klein / ging allein / in die weite Welt hinein.
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Edouard Hofer.
- ↑ Thérèse Neeff, domestique chez les Mertzdorff.
- ↑ Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.
- ↑ Édouard Canus.
- ↑ Emilie Mertzdorff (« sœurette »).
- ↑ Alphonse Milne-Edwards et son épouse Aglaé Desnoyers.
- ↑ Cécile, bonne des demoiselles Mertzdorff.
- ↑ La famille Desnoyers.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Samedi 18 octobre 1873. Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa fille Marie Mertzdorff (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_18_octobre_1873&oldid=60316 (accédée le 15 novembre 2024).
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