Samedi 10 avril 1858

De Une correspondance familiale


Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre)


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Samedi soir. 10 Avril 58

Si je ne te savais pas une vraie amie ma petite Isabelle, je pourrais craindre que tu ne prisses mal les longs intervalles que je mets depuis quelque temps entre mes lettres, mais tu me connais et je suis bien sûre que tu ne m'en veux pas. Je me dédommagerai si bien quand tu seras ici et je me réjouis tant à la pensée que ce moment si désiré est enfin bien proche ! tâche de t'arranger à l'avance pour me consacrer le plus de temps possible, j'y ai plus de droits que jamais et je souhaite que ce voyage nous reste toujours comme un doux souvenir grâce aux bonnes heures que nous passerons ensemble.

Rien de nouveau, on a écrit de tous côtés pour les renseignements et on attend les réponses ; il est à croire que la personne en question[1] viendra à Paris du 20 au 30 courant ; c'est une grande joie pour moi chère amie de penser que tu seras ici et que je pourrai te mettre au courant de tout ce que je verrai et penserai. Un cœur ami est douce chose dans ces circonstances. Garde cette histoire pour toi, car rien n'est fait ; pourtant l'oncle et la tante Henri[2] sont au courant et font des démarches ; il est possible qu’Émile[3] ne l'ignore pas non plus car il était question qu'il écrivît à un de ses amis qui est dans le pays. Tout cela fait un fameux chaos dans ma pauvre tête et souvent je souhaite d'être un peu plus vieille.

Ta lettre m'a fait bien plaisir et je sympathise bien avec toi dans tes frayeurs musicales, dis-moi le jour de l'exécution s'il n'est pas passé, tu pourras te figurer qu'en pensée je suis à côté de toi et te tourne les pages pour te donner courage. Je te dirai que depuis le jour de Pâques j'ai repris un peu de jambes et j'en suis joliment contente car j'espère m'en servir bientôt pour aller te voir quand tu seras dans ce bon vieil hôtel de Castille[4] qui n'a que le défaut d'être un peu trop loin de la rue des Lions[5]. Lundi je suis allée voir l'inauguration du boulevard de Sébastopol[6], c'était la première fois depuis 5 mois que j'allais dans le grand quartier. Je te dirai que mes amies[7] m'ont fait promettre que pendant ton séjour tu irais passer une après-midi chez elles, et j'ai promis, ma vieille, il faudra bien que tu tiennes ma promesse. Adèle[8] va un peu mieux et ma tante[9] est bien. J'ai déjà mis deux chapeaux de paille, l'un bleu avec un fond en soie a été fait par Aglaé, l'autre marron et noir est l’œuvre de mes mains, viens vite me donner ton avis sur tout cela. C'est aussi du 20 au 30 que Léon[10] passera son examen, ce sera une fin de année mois laborieuse. Je ne sais pourquoi il me semble que je ne te dis que des bêtises et que les idées ne veulent pas venir ; si ton oreille était là ! si tu étais où est Léon dans ce moment, près de la table à côté de moi son coude sur mon buvard et son oreille à portée ! enfin tout vient à point, dit-on, à qui sait attendre ; ainsi attendons, n'est-ce pas ? Ce que je t'ai dit est donc sous le secret, ainsi, tu le gardes pour toi seule car tu comprends que jusqu'à présent tout est dans les nuages et avant que les choses s'arrangent, si toutefois elles s'arrangent, il y aura bien des péripéties et des agitations. Est-ce que je t'ai dit 38 ans ? qu'en penses-tu ? Décidément c'est là le thème et il reparaît toujours, j'en deviens ennuyeuse et égoïste.

Mille pardons ma petite Isabelle mais vois-tu je compte sur toi.

Je regrette que la soirée Lab.[11] ne réussisse pas car tu t'en réjouissais et moi par <contre> ; est-ce fini ? ne danseras-tu plus ? pour moi je n'aurai décidément pas levé le pied cet hiver mais vrai, cela ne me manque pas. Mes amies sautillent ce soir. Julien[12] vient d'être un peu souffrant ; il est mieux aujourd'hui mais j'ai craint bien fort une maladie éruptive qui m'aurait mise à la porte.

Je te fais mon compliment sur ton poney, tu auras bien gagné de faire de jolies promenades cet été ; tu auras attendu assez longtemps.

Je t'avoue que je m'attendais peu à l'heureux événement qui se prépare pour votre Marianne[13] ; elle et <E > sont des cas inattendus.

J'ai reçu ce matin une très aimable lettre d'Isabelle Dunoyer Mme Degrange[14] ; elle a dîné cette semaine chez Mme Duval[15] avec Edgar et Catherine qu'elle a trouvée très gentille. Le petit Gaston[16] est à Bordeaux ; le plus jeune a de la peine à se remettre.

Comment va l'ami Lionel[17] ? se réjouit-il aussi de son voyage à Paris ? je lui ménage des entrevues avec Julien et de grands tours dans le Jardin.

Si je veux que ma lettre parte ce soir il faut que je te quitte. A bientôt donc et un bon baiser.

X O Crol


Notes

  1. Charles Merztdorff, le futur mari de Caroline Duméril.
  2. Henri Delaroche, négociant au Havre et son épouse Céline Oberkampf, cousins de Caroline.
  3. Emile Pochet, fils de Louis François Pochet et de Mathilde Delaroche.
  4. L’Almanach-Bottin donne deux adresses pour l’hôtel de Castille : rue de Richelieu et boulevard des Italiens.
  5. Voir les adresses des Duméril et le plan de Paris.
  6. Un banquet célèbre l’inauguration du boulevard de Sébastopol le 5 avril 1858. C'est l'occasion pour l'Empereur d'exprimer sa satisfaction : « Nous verrons ainsi, chaque année, de grandes artères s'ouvrir, les quartiers populeux s'assainir, les loyers tendant à s'abaisser par la multiplicité des constructions, la classe ouvrière s'enrichir par le travail, la misère diminuer par une meilleure organisation de la bienfaisance, et Paris répondre ainsi de plus en plus à sa haute destination. »
  7. Eugénie et Aglaé Desnoyers.
  8. Adèle Duméril, cousine de Caroline.
  9. Eugénie Duméril.
  10. Léon Duméril, frère de Caroline.
  11. Famille Labouchère.
  12. Julien Desnoyers, frère d’Eugénie et d’Aglaé.
  13. Marianne et E. sont probablement des domestiques dans la famille Latham.
  14. Isabelle Dunoyer a épousé, le 10 février 1858, François Albert Degrange Touzin.
  15. Octavie Say, épouse de Charles Edmond Raoul Duval, président à la Cour de Bordeaux. Leur fils aîné Edgar, avocat général à Nantes, a épousé en 1857 Catherine Foerster, fille d’un négociant au Havre.
  16. Gaston Sautter (né en 1854) est le fils aîné de Lucy Raoul-Duval et de Louis Sautter. Son petit frère, Edouard Sautter, est né en 1856.
  17. Lionel Henry Latham (né en 1849) est le jeune frère d’Isabelle.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Samedi 10 avril 1858. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_10_avril_1858&oldid=58369 (accédée le 21 novembre 2024).

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