Mercredi 17 mars 1858

De Une correspondance familiale


Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre)


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Paris 17 Mars 1858

Tu vois, ma petite Isabelle, que tes désirs sont des ordres pour moi car, vrai, je ne comptais pas t'écrire avant Samedi mais tu es si gentille avec moi que je n'ai pas le courage de te refuser la moindre chose et puisque mes bavardages te font plaisir j'en suis bien contente, en tous cas, sois sûre que je te rends bien la pareille et que c'est une vraie joie d'apercevoir le timbre du Havre. A propos de cela, je te dénonce Émile[1] comme le premier des blagueurs et le type du cousin taquin ; où va-t-il chercher ce qu'il conte ? si au moins cette histoire pouvait avoir détrôné le rocher, ce serait quelque chose. Voici la vérité : Lorsque M. Émile Pochet est venu à la maison, c'était un Jeudi ; maman[2] était seule et n'avait du feu que dans ma chambre puisque nous dînions tous au Jardin ; donc, en vue de la santé de mes aimables cousins, maman a jugé à propos de les recevoir dans une pièce chaude plutôt que dans une glacière et c'est ce qui leur a procuré l'honneur d'être admis dans ma chambre mes appartements particuliers ; honneur qui a été fait à bien des gens depuis que j'ai été malade. Quant aux lettres sur ma table, calomnie ! calomnie ! la dernière reçue est toujours dans ma poche et ne me quitte pas, quant aux autres elles sont enfermées sous les doubles tours du tiroir du secrétaire où je renferme mes bijoux comme tu le sais. Tu es tranquille maintenant je l'espère, et comme j'aime à croire que tu as plus de confiance dans ta cousine que dans ton cousin te voilà bien armée pour te défendre contre ce dernier.

Sais-tu que je n'ai pas grande histoire à te conter, surtout depuis Samedi dernier. Dimanche, je suis restée toute la journée à la maison et n'ai eu pour distraction que la visite du futur d'Alexandrine, qui est très gentil ; je ne sais pas encore au juste à quand la noce. Le soir, chez bon-papa[3], il n'y a eu que mes amies[4] mais c'est ce qu'il y a de mieux, comme tu comprends. Lundi, j'ai passé la journée chez elles et y ai dîné, hier je n'ai été que chez bon-papa et aujourd'hui je n'ai pas bougé. Vie bien convenable n'est-ce pas ? Je ne suis pas si volage que vous, Mademoiselle ! et je ne gagne pas des montagnes d'or au jeu et surtout je ne m'associe avec personne.

Ma tante[5] a encore été souffrante ces jours-ci mais elle va mieux et en sera quitte maintenant pour passer quelques jours au lit et prendre des précautions. Adèle est toujours de même, il y a pourtant de l'amélioration et elle monte et descend plus facilement.

8 h. du soir

Ce n'est pas de ma faute, chère Isabelle si tu ne reçois pas cette lettre demain matin car pendant que je t'écrivais, mes amies sont venues passer l'après-midi et ainsi je n'ai pu continuer notre tête-à-tête ; peut-être pourtant qu'étant à la poste avant 10 h je t'arriverai tout de même.

Avez-vous vu l'éclipse[6] ou du moins en avez-vous joui ? il faut avouer qu'elle était bien visible et le soleil a montré bien de la bonne volonté en paraissant tout juste pour nous faire voir qu'il allait être caché. Je suis allée me livrer à mes contemplations chez Adèle, où je me suis trouvée avec M. Blondel notre professeur et lui et mon oncle[7] nous ont fait admirer toutes les beautés du phénomène, avec le verre noirci, avec le papier percé de trous, dans le seau d'eau et dans l'optique.

Notre serpent a donc fait bruit aussi au Havre, ici il a répandu une panique générale mais bon-papa et mon oncle disent que le fait est impossible et qu'à cette époque-ci tout reptile est endormi et fort peu disposé à entreprendre une promenade de par la ville. On l'a vu dit-on pour la première fois dans le quartier (rue Copeau) aujourd'hui on a raconté à Léon[8] qu'il était maintenant rue Vivienne et qu'on craignait qu'il traversât le boulevard ; demande à Lionel[9] s'il se le figure traversant le macadam comme les belles dames que nous avons admirées à votre dernier voyage. Pour ce qui est de ce pauvre colonel P.[10] il y a longtemps que je me suis préoccupée de ce qu'il deviendrait lorsqu'un événement funeste l'aurait séparé de son ami B.[11] J'aime à espérer pourtant pour la future Mme B. que l'intimité diminuera un peu entre les deux inséparables.

Voilà le mariage de Mlle Q. qui avance à grands pas, c'est je crois pour la semaine de Pâques. La cousine de mes amies va aller au Havre, M. Geoffroy[12] aussi à ce qu'il paraît. Je pense que tu assisteras à la cérémonie ; tu me diras un peu ce que tu penses d'Arthur.

Il paraît que le petit Sautter[13] a été bien malade, il a eu une espèce de fièvre muqueuse.

Tu n'as pas encore entendu parler de voyage à la Capitale ? sais-tu bien que moi aussi je suis joliment impatiente de te voir, il va y avoir 6 mois que vous êtes partis, c'est long ! Je ne me doutais guère au mois d'Octobre du gentil hiver que j'aurais à passer ; voilà 4 mois que j'ai commencé à être malade, croirais-tu que tout en mangeant et en dormant très bien je suis encore si faible que marcher m'est une chose très pénible, moi qui étais si alerte. Je prends du vin de quinquina et une forte nourriture, on va je crois me mettre au vieux vin mais il me faudra le soleil par-dessus tout.

Donne-moi donc une description de M. et Mme Boisgérard[14], voilà si longtemps qu'ils sont chez vous qu'ils m'intéressent. Papa[15] les a connus autrefois, je ne sais s'ils se le rappellent, surtout M. Je t'avoue que j'ai été un peu surprise d'apprendre qu'il m'envoyait ses amitiés mais ensuite j'ai compris.

Comment va Mlle Anthoine ? elle est bien aimable de penser encore à moi mais il est vrai que moi, je ne l'ai pas oubliée et tout ce que je regrette c'est de ne pas l'avoir vue plus souvent pendant mon séjour à la Côte car les peu d'instants que j'ai passés avec elle m'ont laissé un bien gracieux souvenir.

J'espère que le mal de tête de Mlle Pilet n'aura pas eu de suite ; veuille je te prie lui présenter mes souvenirs affectueux. Jouis-tu bien de revoir Edmond[16] ? t'a-t-il ramené un cheval ? A propos j'ai toujours oublié de te demander si ta Mme Schoen avait répondu à la lettre que tu lui avais écrite par M. <Young> ; j'aime à croire pourtant qu'il a eu le temps de faire un heureux voyage.

La pauvre Mlle Alberte dont tu me parles est toujours dans une grande misère ; à la suite de démarches nombreuses, on a obtenu de l'association des artistes une légère augmentation dans la petite rente qui lui est faite, mais tout cela est bien peu de choses et les malheureuses femmes voient de tristes jours. Je n'ai pu aller chez elles de tout l'hiver car je ne puis marcher.

Ma tante a pris pour médecin M. Gustave Monod, c'est je crois l'oncle de ton amie Fanny[17]. Il me semble que tu vois Marie L.[18] plus que jamais je comprends que cela t'amuse à bavarder avec elle.

Tu m'as fort désappointée en me disant que « qu'en fera-t-il »[19] était ainsi à traîner ; dans la revue nous en aurons bien pour 2 ans ; nous n'en sommes encore qu'au moment où Lionel part chez M. <Parrell> qu'il ne connaît pas encore. Patronage[20] m'intéresse toujours beaucoup ; rien ne m'amuse plus que de trouver tes notes et je suis toute contente en voyant que tu es assez gentille pour penser ainsi à moi. Moi aussi je me rappelle bien ce jour où nous avons lu « que j'en ai vu mourir de jeunes filles » il me semble que je te vois encore assise sur ma commode.

Comment va M. Chevalier ?

Allons adieu, Adèle m'a chargée pour toi de tout ce que je pourrai trouver de plus aimable, mais pour moi je me réserve de t'envoyer mille tendresses et un bon baiser

Tout à toi

Crol

X O

Je ne puis comprendre comment tout en croyant n'avoir rien à te dire j'en suis venue à griffonner mes 7 pages.


Notes

  1. Émile Pochet, cousin de Caroline et d’Isabelle.
  2. Félicité Duméril.
  3. André Marie Constant Duméril.
  4. Eugénie et Aglaé Desnoyers.
  5. Eugénie Duméril, mère d’Adèle.
  6. L’éclipse de soleil du 15 mars 1858 est signalée parmi les trois éclipses « remarquables » et visibles à Paris, qui se sont produites dans la deuxième moitié du siècle (dans le Dictionnaire universel des sciences, des lettres et des arts, de M. N. Bouillet, 1857). Elle a donné lieu à divers commentaires et illustrations : par exemple, Babinet de l’Institut, Notice sur l’éclipse de soleil du 15 mars 1858, accompagnée de gravures sur bois.
  7. Auguste Duméril.
  8. Léon Duméril, frère de Caroline.
  9. Lionel Henry Latham, jeune frère d’Isabelle.
  10. Émile Perrodon, gendre de Charles Dumont de Sainte-Croix.
  11. Arthur Louis Philippe Blacque-Belair doit épouser Marie Julie Cécile Quesnel le 28 avril 1858, au Havre.
  12. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a épousé Louise Blacque-Belair, sœur d’Arthur et décédée en 1855 à 47 ans.
  13. Gaston Sautter (né en 1854) ou son frère Edouard (né en 1856).
  14. Édouard de Boisgérard et son épouse Clémence Balguérie-Stuttenberg.
  15. Louis Daniel Constant Duméril.
  16. Richard Edmond Latham, frère d’Isabelle.
  17. Fanny Monod.
  18. Probablement Marie Labouchère.
  19. Qu'en fera-t-il ?, roman d’Edward Bulwer Lytton (1803-1873, auteur des Derniers jours de Pompéi), publié en 1859, traduit de l’anglais par Amédée Pichot en 1860 pour Hachette.
  20. Patronage est un roman de Maria Edgeworth (1767-1849), publié en 1824.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mercredi 17 mars 1858. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_17_mars_1858&oldid=58210 (accédée le 21 novembre 2024).

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