Mardi 9 juin 1863

De Une correspondance familiale

Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris)


Vieux Thann 9 Juin 1863

Ma chère enfant,

C'est avec une bien douce émotion que j'ai reconnu l'écriture de ta bonne mère[1] sur l'adresse de la lettre que notre cher Charles[2] m'a apportée à Morschwiller Mercredi dernier. Tout en te mettant bien à l'aise et en sentant parfaitement les difficultés qu'il y a à m'écrire, je ne puis te cacher que chaque fois qu'une lettre m'arrive de la rue Cuvier, j'éprouve un soulagement à ma douleur. C'est la première fois, mon voyage de Paris excepté, qu'il m'arrive de rester aussi longtemps à Morschwiller loin des chères petites[3] qui sont venues heureusement me faire visite pendant que j'y étais. Un ancien contremaître de St Quentin qui s'entend fort bien aux nouveaux articles qu'on se propose de faire à Morschwiller dans le blanchiment de Charles, y est venu avec sa femme, et avant que la partie de la maison qu'ils doivent habiter à Morschwiller soit prête, ils ont demeuré chez nous et je suis restée pour les recevoir. Ce sont de braves, honnêtes gens, courageux, très discrets et nullement gênants, ils ont été sensibles à l'accueil que nous leur avons fait de grand coeur. Mais pendant que j'étais ainsi loin de nos chères petites, je pensais à elles et parlais d'elles le soir à mon cher mari[4], je lui disais que je jugeais à présent par expérience la vérité des paroles de notre excellente amie Mme Fröhlich[5] qui m'a dit plus d'une fois que les enfants intelligents sont plus sensibles qu'on ne pense à un certain air de jeunesse et de tenue chez les personnes qui les soignent. Madame Edgar Zaepffel[6], lorsqu'elle arrive à Vieux Thann, reçoit les plus tendres caresses de Marie et d'Emilie, non seulement parce qu'elle est bonne, mais aussi à cause de l'ensemble agréable de sa personne. Oh certainement je trouve bien agréable que nos petites soient charmantes pour leur tante qui le mérite à tous égards, mais il me semble toujours qu'en voyant ces chères enfants dans tes bras, dans ceux d'Aglaé[7], de ta tendre mère, la grande souffrance de mon cœur en éprouverait du soulagement. Toutes trois vous sentez, vous comprenez, vous saisissez toutes choses comme le faisait ma bien aimée[8], ces si intéressantes petites créatures qu'elle nous a laissées sont plus que jamais vos enfants, à présent que leur parfaite mère qui ne faisait qu'un avec toi, chère et bonne Eugénie, nous a quittés !.. Que j'aime cette parole de ton excellente mère : que toute l'âme d'Adèle[9] est dans ses yeux lorsqu'elle regarde l'amie de notre bien aimée. Adèle, voilà encore une jeune personne qui a une nature d'élite, mais comme le disait notre Caroline peu de personnes connaîtront et sauront apprécier son rare mérite, laisse-moi te copier un passage de sa dernière lettre :

« M. Mertzdorff nous a bien affectueusement invités à aller en Alsace, M. Lecointe[10] n'est pas défavorable à l'air des montagnes ; pour moi tu sais si je souhaite faire ce voyage, car à présent vous et les chères petites vous êtes ce que j'aime le plus au monde avec mes parents, car c'est sur vous quatre que j'ai reporté toute l'affection que je portais à notre bien aimée Caroline ; d'un autre côté l'impossibilité d'emmener une bonne rend tout campement au bord de la mer bien difficile ; aussi toutes ces raisons réunies font que je ne désespère pas tout à fait d'aller vous voir. Ce voyage sera bien triste à la vérité, surtout comparé à celui que nous avons fait il y a deux ans, mais le chagrin n'est-il pas le même partout, et le bonheur de se trouver réunis ne compense-t-il pas largement ce que la présence dans les lieux peut ajouter à la douleur. »

Malheureusement par une lettre reçue Dimanche de mon beau-frère[11], nous voyons qu'il faut que nous renoncions à ce doux projet de voyage dont notre si chère Adèle nous parle en termes si touchants. Remercie bien fort pour moi ta tendre mère pour la bonne lettre qu'elle vient de m'écrire, Charles l'a lue aussi et en la lisant il éprouvait une émotion visible. Ici toutes les santés sont bonnes, mon bon mari et Léon[12] sont bien occupés à Morschwiller où de grands changements ont été faits dans l'intérieur du blanchiment. Chaque fois que nous parlons de la famille Desnoyers nos cœurs sont pleins, la douce émotion que j'éprouve alors en dit plus que toutes les paroles

Adieu bien chère et douce enfant je t'embrasse autant que je t'aime ainsi que notre bonne Aglaé. Ne nous oublie pas auprès de ton bon père[13] et de Julien[14] et reçois les plus tendres amitiés de chacun de nous.

F. Duméril

Encore un bon baiser pour moi à ta tendre mère

Comment se fait-il que votre belle maison ne se soit pas louée cette année j'espère que vous ne tarderez pas à trouver un amateur.


Notes

  1. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  2. Charles Mertzdorff, gendre (veuf) de Félicité.
  3. Marie et Emilie Mertzdorff, les petites-filles de Félicité, vivent à Vieux-Thann.
  4. Louis Daniel Constant Duméril.
  5. Eléonore Vasseur, épouse d’André Fröhlich.
  6. Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel.
  7. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards et sœur d’Eugénie.
  8. Caroline Duméril, décédée, fille de Félicité et épouse de Charles Mertzdorff.
  9. Adèle Duméril, fille d’Auguste et Eugénie Duméril, la sœur de Félicité.
  10. Le docteur Charles Édouard Lecointe.
  11. Auguste Duméril.
  12. Léon Duméril, fils de Louis Daniel Constant et Félicité.
  13. Jules Desnoyers.
  14. Julien Desnoyers, frère d’Eugénie.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Mardi 9 juin 1863. Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_9_juin_1863&oldid=58805 (accédée le 21 novembre 2024).

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