Lundi 22 juin 1863

De Une correspondance familiale

Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris)


Vieux Thann 22 Juin 1863

Combien tes lettres sont toujours pour moi une bonne chose, ma bien chère enfant, elles apportent chaque fois un peu de soulagement à mon pauvre cœur si affligé. Notre excellent gendre[1] est de nouveau consterné, depuis la perte de notre bien aimée il semble que tous les événements malheureux doivent se succéder ici, depuis un an trois hommes ont expiré à la suite d'accidents survenus dans la fabrique. Vendredi dernier un jeune ouvrier tombait d'un second étage, Samedi un autre jeune homme en accrochant des courroies était pris dans la teinturerie par une machine et mourait déchiré par morceaux, m'a-t-on dit, hélas ! hélas ! Charles, dans son chagrin dit que la malédiction est tombée sur sa maison, il a bien besoin de distractions, et nous tous ici sommes malheureusement impuissants à lui en donner. Si un homme sur la terre est bon, prévoyant, humain et généreux c'est bien lui, et cependant que de coups cruels viennent le frapper ! Oh non non, le bonheur n'est pas pour cette terre.

Mon bon mari[2] est venu passer la journée d'hier avec nous, demain matin j'irai à Morschwiller où nos chères petites viendront me rejoindre accompagnées de leur bon père et de leurs petites amies Berger[3] qui demeurent tout près d'ici, ce sont de gentilles petites filles avec l'aînée desquelles Miky est fort liée, et quoiqu'elle ait sept ans elle ne trouve nullement Miky au-dessous de son âge. J'ai eu ces jours derniers au sujet d'une invitation faite aux enfants, une lettre assez difficile à écrire. Charles et moi sommes tourmentés de voir nos petits enfants s'éloigner de la maison autrement que pour aller dans la famille Berger qui demeure dans le voisinage. Une dame fort aimable après avoir envoyé sa fille jouer ici, m'avait fait demander la permission d'avoir à son tour Miky et Emilie chez elle pour passer une après-midi, j'en fis part à Charles le soir même, et il me dit que tout en étant bien sensible à cette invitation, il ne me cachait pas qu'il lui répugnait de laisser sortir ainsi les petites dans un quartier différent du nôtre ; pensant comme lui, j'ai donc écrit à cette dame de vouloir bien nous excuser de ne pas nous rendre à sa gracieuse invitation mais que nous ne pouvions l'accepter à cause des raisons que je viens de te dire et que tu comprends parfaitement, j'en suis sûre ; certainement nous avons une confiance complète dans la bonne Cécile[4], et elle le mérite à tous égards, cependant notre bien aimée ne laissait jamais sortir ses enfants un peu loin sans les accompagner, quant à moi, chacun doit comprendre, il me semble, que ma disposition d'esprit est trop triste pour me trouver en compagnie et faire des visites.

A toi, ma bonne enfant, à ta bonne mère[5], à Aglaé[6], je suis dans l'habitude d'ouvrir mon cœur tout entier. Eh bien il faut que je te dise qu'outre ma douleur, je suis triste de voir que notre petite Miky qui m'aimait tant du vivant de sa tendre mère, ne veuille plus à présent rester seule avec moi qui ne la brusque pourtant jamais en rien : elle pousse des cris lorsque Cécile ou Marie[7] s'éloigne, et à aucun prix dans ces moments là, elle ne veut rester auprès de moi ; les prières que je lui faisais faire, les petites leçons que je lui donnais, lui plaisaient dans un temps, à présent elle ne veut pas souvent que ce soit moi qui les lui donne. Ce détail est entre nous bien entendu, j'espère bien que cette disposition se passera car elle ajoute encore à la tristesse de mes pensées. Cependant quelquefois elle vient encore à moi et me dit: ma petite Méhil, je t'aime beaucoup, et alors je me sens contente. Mon mari et Charles disent que ceci se passera que je ne dois pas y faire attention. Du reste ces deux chères petites vont bien et se développent parfaitement. Continue, ma chère enfant, à me donner des détails sur vous tous que nous suivons sans cesse par la pensée. Me voici à la fin de mon papier je te quitte en t'embrassant comme je t'aime ainsi que ta bonne mère et Aglaé. Ne nous oublie pas auprès de ton bon père[8] et de Julien[9] ni de M. Alphonse[10]

F. Duméril

Hier j'ai bien suivi ma petite Marie Fröhlich dans le grand acte qu'elle a accompli, ma pensée était en même temps avec ses excellents parents[11].

Georges Heuchel et Léon[12] sont allés au grand festival qui a lieu à Strasbourg.

Nos chères petites se réjouissent extrêmement de venir passer à Morschwiller la journée de Jeudi en compagnie de leur père et de leurs amies. J'espère que tout le monde va bien dans ma famille[13].

Si nos chères petites te voyaient, elles t'entoureraient de leurs bras caressants. La jeunesse, la distinction, et la grâce, ont tant de pouvoir sur les enfants intelligents.


Notes

  1. Charles Mertzdorff, veuf de Caroline Duméril, la fille de Félicité.
  2. Louis Daniel Constant Duméril habite à Morschwiller, son épouse Félicité demeure à Vieux-Thann auprès de ses petites-filles Marie (Miky) et Émilie Mertzdorff.
  3. Marie (née en 1856) et Hélène (née en 1857) Berger.
  4. Cécile Besançon, attachée au service des fillettes.
  5. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  6. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards et sœur d’Eugénie.
  7. Marie Martin, femme de chambre chez les Mertzdorff.
  8. Jules Desnoyers.
  9. Julien Desnoyers, fils de Jules.
  10. Alphonse Milne-Edwards, époux d’Aglaé Desnoyers.
  11. André Fröhlich et son épouse Eléonore Vasseur.
  12. Léon Duméril, fils de Louis Daniel Constant et Félicité.
  13. Félicité fait allusion en particulier à la santé de sa mère Alexandrine Cumont, veuve d’Auguste Duméril l’aîné.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Lundi 22 juin 1863. Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_22_juin_1863&oldid=60130 (accédée le 23 décembre 2024).

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