Mardi 22 septembre 1846

De Une correspondance familiale


Lettre d’Eugénie Duméril (Paris) à son époux Auguste Duméril (Baden-Baden)


d’Eugénie Duméril

Paris 22 Septembre 1846.

Quelles bonnes consolations, mon cher ami, m’ont apportées tes lettres. Je vois que, depuis notre séparation, tu as joui, au-delà encore de nos espérances, et comme tu le dis, c’est là ma consolation.

Je te remercie bien de m’avoir écrit aussi régulièrement, et d’avoir cherché, par les expressions de ta tendresse, à me rendre plus supportable ton absence. Je n’ai pas besoin de te dire à quel point les détails que tu me donnes sur ton voyage m’intéressent : tu connais assez mon affection, pour t’en faire une juste idée. J’ai lu tous les passages de tes lettres, qui parlent du pays que tu parcours, à tes parents[1] et aux miens[2], et cette lecture a été écoutée avec beaucoup de plaisir. J’avais eu la même idée que toi, par rapport au voyage de maman, et j’en avais parlé à Constant[3] et à Félicité, mais il trouve que cela fâcherait papa, quand même papa croirait que maman voyage avec le prix de ses économies. Il paraît qu’hier, papa était extrêmement agité de l’idée qu’il a perdu toute sa fortune, et qu’il ne lui reste rien. Cela est bien triste à voir. Samedi matin, Constant, Félicité et leurs enfants, partiront pour Creil[4], et ne reviendront que dimanche soir. J’espère que ce changement de lieu fera du bien à tous quatre, quoique devant être de si courte durée. La maison s’est dépeuplée ici, par le départ de ce bon M. Malard, qui est parti ce matin, à cinq heures, avec Alfred[5]. Ils m’ont chargée de te dire bien des choses de leur part. Alfred tâchera de venir passer deux jours à Paris, avant de se rendre à sa destination. Le départ de notre cousin Malard me laisse du vide. Je l’ai chargé d’une lettre pour Éléonore[6], et j’ai écrit aussi, après lui, hier, à Félicité Martin[7], pour la féliciter de son nouveau titre. Voilà donc la dernière fois que je m’adresse à toi, mon bon ami, quoique je ne doive te revoir que dans huit jours. Je n’ose pas espérer ton arrivée pour Dimanche : papa[8] me charge de te dire de prendre tout le temps nécessaire, pour voir ce qu’il y a de curieux à Strasbourg : il ne sait pas si une journée suffira. Tu t’en feras le juge, mais tu aurais tort de laisser quelque chose de côté. Papa espère que tu ne seras pas entrepris par un M. Fée, professeur de botanique et pharmacien en chef, instruit, mais qui fait passer beaucoup de temps, par ses assiduités. Je désire bien vivement que la sensation dont tu te plaignais dans les cous-de-pied ait promptement et complètement disparu. Je pense constamment à toi, et quoique Dieu m’ait donné la patience que je lui demandais, ce qui m’a laissé le pouvoir de dormir, depuis mon arrivée, je ne te cache pas que j’ai un fond de mélancolie, que je cherche constamment à surmonter. Je suis sûre pourtant que si c’était à recommencer, je t’engagerais comme je l’ai fait, à partir, maintenant surtout, que je vois combien tu jouissais, pendant ma vie solitaire. Cela, au moins, n’est pas un reproche, mon bien aimé. Je voudrais avoir le don de jouir aussi complètement de tes plaisirs, que j’ai souffert de tes travaux, pendant tes concours. Mais à 200 ou 300 lieues de toi, les jouissances m’arrivent obscurcies, et les craintes augmentées. Pardonne-le moi, sans t’en attrister, puisque, je te le répète, j’ai été jusqu’ici aussi raisonnable que possible, et n’ai pas encore passé une seule mauvaise nuit. Je m’afflige de penser qu’il te faudra être plus de 60 heures en diligence avant d’arriver à Paris, et je prie Dieu de t’épargner les accidents. Ne recevant pas de lettre de toi aujourd’hui, j’espère en avoir une demain, puisque, jusqu’à présent, tu m’as écrit chaque jour. J’ai éprouvé de bons moments, par cette gâterie. Le temps est assez triste aujourd’hui, et je crains qu’il ne soit venu contrarier la satisfaction que tu éprouves. Je ressens aussi une bien douce jouissance, mon petit tendre ami, en voyant par tes lettres que ton voyage te réussit aussi complètement. M. Delaroche[9], écrivait hier, à maman, qu’il espérait que tu fais une provision de bonne santé, mais, bon, comme toujours, il me plaint d’avoir dû renoncer à t’accompagner, et parle plus de moi, que de toi.

Notre petite Adèle est devenue plus caressante pour moi, qu’elle ne l’a encore été. Il semble qu’elle devine que son affection soit le seul bien dont je jouisse. Le soir, je mets son petit lit à côté du mien, je la regarde un petit moment, j’offre mon cœur à Dieu, et je me couche avec assez de tranquillité pour laisser venir le sommeil. Pour cela, je mets toute ma force à te chasser, non de mon cœur, mon bien-aimé, mais de ma pensée. Tu sais que, sans cela, la vivacité de mes sentiments pour toi ne me laisserait pas le calme nécessaire pour m’endormir. Je n’ose pas songer au bonheur de notre réunion, car cette joie me trouble plus que la peine de notre séparation. Je crains que tu ne m’arrives bien fatigué, d’un si long voyage : puissent mes caresses satisfaire ton cœur, et reposer ton esprit. Tu verras combien je sais jouir du bonheur d’être ta femme. Tu trouveras Adèle très en train, car jamais je ne l’ai vue aussi gaie. Elle a un appétit dévorant, probablement parce qu’elle ne fait plus que trois repas, et, quand elle veut, une collation, qui consiste en un morceau de pain beurré. Elle mange à présent autant qu’une grande personne. Elle a de bonnes selles, qui se font régulièrement. Il lui reste cependant encore un peu de pâleur : cela tient sans doute à ce que sa dernière dent a encore trois pointes à percer. Hier soir, Adèle s’est beaucoup remuée, dans son lit, mais elle ne m’a pas éveillée cette nuit. Hier, elle m’a éveillée une fois.

J’ai heureusement ma journée bien remplie, car je n’ai pas encore achevé mes rangements, et je veux, cette semaine, envoyer plusieurs lettres. Je pense écrire demain à Alost. Mes visites obligées rue St Victor[10] me prennent beaucoup de temps. Il y a aujourd’hui huit jours, mon bon Auguste, mon temps d’épreuves commençait, et je n’espérais pas le passer aussi bien, quoique je tâchasse de te rassurer sur mon compte. Mais, comme tu le dis, mon tendre ami, Dieu m’a récompensée : il m’a donné la force de prendre le dessus sur mon chagrin et mes inquiétudes : il m’a donné les consolations de tes bonnes lettres, et j’espère qu’il m’aidera, dans les bonnes résolutions que j’ai prises, seulette. Ne t’attriste donc pas, mon petit tendre ami, du ton un peu mélancolique du commencement de ma lettre, et fais comme jusqu’à présent : jouis pleinement de ce qui te reste à voir.

Mme Raoul Duval[11] est revenue à Paris avec son mari, et elle est à présent à Verrières. Maman a l’intention de l’engager à dîner, à ton retour. Il y a aujourd’hui un mois, mon bon Auguste, nous étions en chemin de fer. Que de choses se sont passées depuis ce temps ! Mais combien je serai calme et satisfaite, après notre séparation ! Va, cela vaut mieux que de la résignation. Tâche, au moins, de m’arriver avec une mine de bonne santé. Il faudra que tu me donnes bien des heures, à moi toute seule. Je les aurai bien gagnées, je pense. Quand je songe que, lorsque tu recevras cette lettre, je n’aurai plus que peu de jours à attendre, je serais tentée de sauter de joie. Quand nous nous reverrons, quel bonheur ! Il faut, mon cher ami, avoir passé par l’impatience de l’attente, pour mieux sentir ensuite les jouissances du retour. Je m’applaudirai de t’avoir engagé à faire ce voyage, lorsque je serai payée de mes peines. Peines, plaisirs, bonheur, le temps passe sur tout cela, mais il laisse de la satisfaction à ceux qui ont rempli leurs devoirs. Je ferai donc en sorte de me donner cette consolation, et je ne puis regretter de ne t’avoir pas accompagné sur le Rhin, puisque j’étais nécessaire à Adèle. Allons, mon petit mari, si tendrement aimé, il faut que je me dispose à te quitter, car l’heure s’avance.

J’espère ton arrivée pour lundi soir, si, comme je le crains, tu ne peux nous revenir dimanche. Écris-moi, aussi exactement que possible, le jour et l’heure de ton arrivée. Je pense bien que tu arriveras le soir, et, dans ce cas, je ne pourrais aller au devant de toi. Prends bien soin de ta santé. Le temps est pluvieux. Tâche de te garantir de l’humidité. Tu ne m’as pas dis si tu t’étais ressenti de ton point de côté. Ta mère me charge, chaque fois que je t’écris, de beaucoup de choses pour toi, et, quoiqu’elle ne m’ait rien dit aujourd’hui, je me fais son interprète, ainsi que celui de tous nos entours, auprès de toi.

Adieu, mon bien aimé Auguste. J’ai oublié de te dire que, quand Adèle prend ma lettre, elle dit : « Pour Papa, ça », et elle veut t’écrire aussi. Je lui demande alors ce qu’elle met sur l’adresse, et elle me répond : « Monsieur papa ». Ce matin, elle est entrée avec moi dans ta chambre, et te demandait à grands cris. Sois bien sûr qu’elle te reconnaîtra parfaitement. Que n’est-il arrivé, ce jour bien heureux ! Je t’envoie, en attendant, mes meilleurs baisers, mais comme la pensée est froide, auprès de l’action !

Ta chère petite bonne amie, comme tu l’appelles.

Eugénie.


Notes

  1. André Marie Constant Duméril et Alphonsine Delaroche.
  2. Auguste Duméril (l’aîné) et Alexandrine Cumont.
  3. Louis Daniel Constant Duméril, frère d’Auguste, marié à Félicité, père de Caroline et Léon.
  4. Leur cousine Eléonore Vasseur vient d’épouser André Fröhlich, gérant des Forges et Fonderies de Montataire (près de Creil).
  5. Alfred Duméril, reçu à l’agrégation d’histoire, doit rejoindre son poste de professeur.
  6. Eléonore Duméril, belle-sœur d’André Malard.
  7. Félicité, sœur d’Alfred Duméril, a épousé Jules Martin en 1845 et vient d’accoucher d’une fille.
  8. Son beau-père, André Marie Constant Duméril.
  9. Michel Delaroche, oncle d’Auguste.
  10. Félicité Duméril, sœur d’Eugénie, habite rue Saint Victor.
  11. Octavie Say, épouse de Charles Edmond Raoul-Duval.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 515-523

Pour citer cette page

« Mardi 22 septembre 1846. Lettre d’Eugénie Duméril (Paris) à son mari Auguste Duméril (Baden-Baden) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_22_septembre_1846&oldid=57878 (accédée le 18 décembre 2024).

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