Lundi 21 septembre 1846 et mardi 22

De Une correspondance familiale


Lettre d’Auguste Duméril (Heidelberg) à sa mère Alphonsine Delaroche-Duméril (Paris)



d’André Auguste Duméril.

Heidelberg. Lundi 21 Septembre 1846.

8 h ½ du soir.

J’ai été bien heureux, ma chère et bonne maman, de trouver aujourd’hui à Mannheim la lettre qu’Eugénie[1] m’avait annoncée, et sur laquelle je comptais. Je me trouve avoir ainsi de vos nouvelles du mardi, du jeudi et du vendredi, et c’est un bien grand bonheur pour moi que d’être ainsi tenu au courant de ce qui se passe au milieu de vous, où ma pensée se reporte si souvent, chaque jour. Mais, je te l’avoue, c’est avec chagrin que j’ai appris l’inquiétude de cette pauvre Eugénie, en ne voyant pas arriver la lettre sur laquelle elle comptait. Je suis bien étonné du retard qu’elle a éprouvé, mais qui aura tenu sans doute à ce que, au lieu de mettre la lettre dans la boîte de la poste même, je l’ai remise dans la boîte de l’hôtel, après avoir reçu du portier l’affirmation que les lettres n’en n’auraient pas encore été enlevées : il était alors 7 heures du matin, et la poste ne partait qu’à 9 heures. Je devais donc bien croire qu’elle partirait ce jour-là. Je comprends très bien avec les appréhensions que causent de loin les chemins de fer et les bateaux à vapeur, les tristes préoccupations qui ont assailli cette pauvre femme, et que toi-même, mais en t’efforçant de ne pas le laisser voir, tu auras peut-être aussi partagées. Enfin, ce mauvais moment est heureusement déjà bien loin de nous, et depuis lors, mes lettres, qui vous seront successivement arrivées, vous auront montré combien, en peu de temps, on peut faire de chemin. Quant aux voies de fer de l’Allemagne, ne vous en préoccupez en aucune façon : on ne va pas assez vite, pour qu’il puisse y avoir le moindre danger : je ne dois plus aller en bateau à vapeur, et s’il devait m’arriver quelque chose, ce serait plutôt dans la diligence ou dans malle-poste, qui me ramènera à Paris. C’est véritablement une admirable chose, que la manière dont on voyage maintenant, et qui est telle, que tout en passant les nuits dans son lit, on peut, en quelque sorte, se dispenser de compter le temps passé à parcourir les routes.

Cette cruelle émotion que tu me dis avoir éprouvée, au moment de cette arrivée, si inattendue, d’Eugénie, je la conçois parfaitement et je regrette amèrement que les circonstances aient fait que les choses se soient passées ainsi. Le directeur du bureau de poste d’Alost a eu tous les torts, car c’est lui, qui nous a empêchés, Emile[2] et moi, de mettre la première lettre à la poste, quoiqu’il ne fût pas encore l’heure, en nous disant qu’il était temps jusqu’à 3 heures, et comme il a pris la lettre en main, il l’aura oubliée : cependant une autre écrite en même temps à Mme Vasseur[3], par Eugénie, est arrivée à Lille le lundi matin : je ne puis rien comprendre à ce fâcheux retard, qui a exposé Eugénie à tous les ennuis d’une arrivée seule, et de nuit. Elle a mis, dans toute cette affaire difficile, des bagages et du retour, de la tête et du courage, me dis-tu : je suis heureux qu’il ait pu en être ainsi, mais certainement, si j’avais prévu qu’il pût arriver semblable chose, je serais allé avec elle à Paris.

Combien je suis heureux d’apprendre que la dent d’Adèle[4] est enfin percée : la voilà donc délivrée, cette chère enfant, des indispositions, et même des dangers qui peuvent accompagner cette fâcheuse période de la première dentition. Ses selles sont redevenues naturelles : j’espère qu’elle va se faire, ainsi que sa mère, une bonne mine, pour mon retour. Quant à moi, je pense que vous me trouverez bon teint, mais la peau un peu hâlée : il est difficile qu’il n’en soit pas ainsi, quand on est constamment exposé à l’action de l’air. Je me trouve à merveille de cette vie errante, dont chaque journée se termine par un bon repos. Je t’écris aujourd’hui, de la plus jolie chambre que j’ai eue jusqu’ici. Je suis assis, pour t’écrire, sur un bon canapé de velours, à coussins élastiques, mes pieds sont sur un joli tapis, et j’écris sur une élégante table, couverte d’un tapis, très analogue à la moquette que nous avons choisie pour nos fauteuils. Autour de mon lit, qui paraît devoir être excellent, il y a de jolis rideaux de mousseline. Je viens de souper d’un perdreau, arrosé d’une ½ bouteille du vin du Rhin, et accompagné d’une omelette au sucre, ainsi que de quelques pruneaux : tu vois donc bien qu’il ne me manque rien : si fait, je me trompe, il me manque quelque chose, que j’aurai dans quelques jours : le plaisir de vous embrasser tous, et de me retrouver au milieu de vous. Mais à part cette privation, qui est très grande, je jouis aussi pleinement que possible de tout ce qui s’offre à mon admiration. Ainsi, aujourd’hui encore, j’ai passé la journée la plus agréable qui se puisse imaginer. Avec un guide, ce matin, j’ai parcouru la singulière ville de Mannheim, qui, toute nouvelle, depuis 1792, époque à laquelle elle fut détruite par les français, ressemble à un damier, par la disposition régulière, et la rectitude de ses rues, toutes tirées au cordeau. C’est quelque chose de vraiment très singulier. Dans cette ville se trouve cependant un ancien, immense palais, qui contient une très belle et très riche collection de tableaux, de toutes les écoles, et puisque j’en suis sur ce sujet, je dois te dire que j’ai eu également, ces deux derniers jours, le plaisir de voir de très belles galeries. A Mayence, il y a peu de choses, mais le plus grand nombre appartient à de grands maîtres, et à Francfort, où la galerie est plus nombreuse, il y a également des choses très dignes d’attention : un beau pont suspendu, 2 jolies fontaines qui n’ont jamais donné d’eau, une assez belle église de Jésuites, un magnifique établissement de douanes, et une charmante promenade sur les bords du Rhin : telles sont les particularités intéressantes de Mannheim. Mais ce qui donne de l’intérêt à cette ville, c’est qu’elle est le lieu de résidence d’hiver, de la princesse Stéphanie, qui était, je crois, une Beauharnais, et que Napoléon avait mariée au grand duc de Bade, dont elle n’a eu que des filles, de sorte que c’est à une autre branche de la famille ducale, qu’est revenue la principauté[5].

J’ai visité ses appartements : tout y rappelle Bonaparte. J’ai profité du temps dont je pouvais jouir, pour aller, moitié en chemin de fer, moitié en voiture, à 2 lieues de la ville, à Schwetzingen, ancienne résidence d’été des grands ducs de Bade, et où se voit un magnifique jardin, qui ne le cède guère, pour les plantations, les statues, les constructions, à Versailles et à Trianon[6]. C’est un magnifique parc, qu’embellissent des lacs, de petites rivières, et de nombreux jets d’eaux, toujours jaillissants. Une heure de promenade ne suffit que tout juste, pour tout voir. Les quatre à cinq lieues, qui séparent Mannheim de Heidelberg, sont si vite franchies, qu’à 4 heures, j’étais dans cette dernière ville, et qu’à 6 heures ¼, je revenais à l’hôtel, après avoir visité, dans tous leurs détails, les admirables ruines du château, lequel, construit sur la montagne, domine toute la ville : ce ne sont que des ruines, mais admirablement conservées. J’ai vu, de cette grande élévation, le beau spectacle du coucher du soleil, et demain matin, je me mettrai en route à 5 heures, pour le voir se lever au-dessus des montagnes, qui bordent le Rhin, et le Neckar, qui se jette dans le premier, tout près de la ville. Pour cela, il faut monter à une très grande hauteur. Je partirai demain de bonne heure pour Karlsruhe, où je ne m’arrêterai que fort peu, et je viendrai coucher à Baden-Baden, dont je ne partirai sans doute que jeudi, dans la journée.

Il est à peine dix heures, je vais me coucher et mes paupières appesanties me disent assez quelle bonne nuit je vais passer.

Votre fils bien affectionné et tout dévoué.

Je me reproche toujours, dis-le bien à papa[7], de n’avoir pas répondu à une bonne et longue lettre que j’ai reçu de lui à Alost, et qui m’avait fait si grand plaisir. Je l’embrasse de tout mon cœur, ainsi que toi, ma chère et bonne maman.

J’envoie mille compliments affectueux à la rue St Victor. J’aime penser que la santé de Constant[8] s’est bien trouvée du voyage.

Fais, je te prie, mes tendres amitiés à Eugénie, j’embrasse Adèle bien fort.

J’entends, dans les rues, de charmants chœurs de voix d’hommes.  [9]

J’ai suivi mon plan de promenade matinale : malheureusement, le brouillard y a mis de la mauvaise volonté, et je n’ai pas pu voir le soleil se lever : je n’en ai pas moins fait une charmante promenade. Les lignes au crayon sont écrites sur le chemin de fer de Heidelberg à Karlsruhe, où je mettrai ma lettre à la poste.


Notes

  1. Eugénie Duméril, épouse d’Auguste.
  2. Emile Cumont.
  3. La tante d’Eugénie, Fidéline Cumont, épouse de Théophile (Charles) Vasseur.
  4. Adèle Duméril, fille d’Auguste.
  5. Stéphanie de Beauharnais (1789-1860), parente de l’impératrice Joséphine, épouse en 1806 le grand-duc héritier Charles II de Bade qui accède au trône en 1811. Il meurt en 1818, laissant trois filles en bas âge ; le duché échoie alors à une autre branche de la famille. En 1846, le grand-duc de Bade est Léopold Ier (1790-1852). « Grande-duchesse douairière de Bade » à 29 ans, Stéphanie se retire à Mannheim, terre catholique. Elle décède à Nice.
  6. Le jardin de la résidence d’été des électeurs palatins au XVIIIe siècle, à Schwetzingen, est aménagé entre 1758 et 1796 par l’architecte lorrain Nicolas de Pigage.
  7. André Marie Constant Duméril.
  8. Louis Daniel Constant Duméril, frère d’Auguste ; il habite rue Saint Victor avec sa famille.
  9. Les dernières lignes, qui suivent, sont écrites le lendemain matin mardi 22 septembre. Il semble que l’ordre des derniers paragraphes n’est pas respecté par le copiste.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 508-515

Pour citer cette page

« Lundi 21 septembre 1846 et mardi 22. Lettre d’Auguste Duméril (Heidelberg) à sa mère Alphonsine Delaroche (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_21_septembre_1846_et_mardi_22&oldid=51491 (accédée le 22 décembre 2024).

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