Mercredi 23 septembre 1846 (A)

De Une correspondance familiale


Lettre d’Auguste Duméril (Baden-Baden) à son épouse Eugénie Duméril (Paris)


d’André Auguste Duméril.

Baden-Baden 23 Septembre 1846.

8 heures du matin.

Combien j’ai été triste, chère petite bonne amie, en apprenant toute l’inquiétude que t’avait causé le retard de ma lettre. Moi, qui connais si bien toute l’étendue de ta si vive affection, cher ange, j’ai compris tout ce que ton cœur si aimant a dû éprouver ; aussi, je regrette bien vivement de t’avoir ainsi annoncé, à l’avance, une lettre, qui pouvait parfaitement, ainsi que cela a eu lieu, éprouver du retard. Heureusement que depuis, à ce que j’espère, tu auras reçu de mes nouvelles, chaque jour : aujourd’hui mercredi, il n’arrivera pas de lettre, à ce que je pense, mais tu as dû en recevoir deux, hier. Maman[1] recevra demain, j’espère, celle que j’ai mise à la poste hier, à Karlsruhe, et celle-ci, je pense, sera à Paris vendredi. La dernière lettre que j’écrirai, sera pour annoncer le moment de mon retour, qui aura lieu, je l’espère, dimanche, dans la journée, ou dans la soirée, mais encore, ne va pas, chère petite bonne amie, croire qu’il en sera positivement ainsi, car on ne peut prévoir, à l’avance, toutes les causes de retard. Je suis encore embarrassé pour savoir ce que je ferai. Je compte quitter, demain matin, Baden, mais je ne sais pas encore si j’irai à Fribourg en Breisgau, pour venir coucher, le soir, à Strasbourg, et en partir le vendredi, ou si j’irai directement à Strasbourg, pour aller à Nancy, afin de visiter ces deux villes. Je vais m’informer aujourd’hui de ce qu’il est nécessaire de savoir, pour pouvoir prendre une décision. Je suis presque surpris, en voyant, bien qu’il ne soit que mercredi, combien j’ai fait de choses, depuis ce triste moment de notre séparation, à Lille, qui sera si bien oublié, quand nous aurons, chère et délicieuse petite bonne amie, le plaisir de nous embrasser, et de nous donner tous ces bons baisers, dont nous avons été privés, chaque jour. On doit, il me semble, sentir encore mieux le bonheur de vivre l’un près de l’autre, quand on en a été privé. Je suis maintenant, par la privation, de l’avis d’Achille Say, qui disait, je te l’ai raconté, que l’on n’est vraiment bien, dans un lit, qu’à deux.

Les quelques lignes que j’ai ajoutées, en chemin de fer, à ma lettre à maman, vous ont appris que le brouillard m’a empêché d’assister au spectacle que j’espérais voir, et pour lequel je m’étais si bien dématiné. J’avais heureusement très bien vu le coucher du soleil, derrière les montagnes. Hier matin, d’ailleurs, j’ai fait une ravissante promenade sur les montagnes. Cette situation d’Heidelberg est admirable. Les montagnes qui l’entourent, et qui forment, en même temps, de magnifiques rives, au Neckar : la masse imposante des ruines, du château, construit sur le roc : à une certaine distance, un horizon montueux, formé par les montagnes qui bordent le Rhin, qui est à 4 lieues de là, environ : tout cela forme de ce point, un admirable panorama. Heidelberg est construit sur le bord du Neckar, au pied de la montagne : c’est une petite ville tout en longueur, qui n’offre rien de bien intéressant. Je suis allé voir les collections anatomiques de l’Université : elles renferment de très belles choses, mais elles sont dans un local mal disposé : on va les transférer dans une autre maison. Fiedemann n’était pas dans le pays, de sorte que je ne me suis pas présenté chez lui : il possède, sur les bords du Neckar, une charmante petite maison de campagne. Beaucoup d’Anglais ont été attirés dans ce pays, par les beaux sites qu’il présente. J’ai aperçu aussi la maison où se battent les étudiants de l’Université, qui se servent de grandes épées larges, avec lesquelles ils cherchent à se faire des balafres dans la figure. Ces duels ne sont pas dangereux, car ils sont plastronnés, de manière à ne pas pouvoir se tuer, mais ils vous défigurent très joliment. Les étudiants ont le singulier goût de regarder comme un honneur de porter, sur la figure, de ces grandes estafilades.

Cette promenade matinale qui a duré plus de 3 heures, m’avait un peu fatigué. J’ai cependant pu visiter, avec intérêt, le château et la ville de Karlsruhe. C’est encore une bien singulière ville, tout aussi parfaitement régulière que Mannheim, mais bien plus originale, car au lieu de te représenter un damier, figure-toi la table ronde du salon du premier. Place au centre la lampe, ce sera le château : dans la moitié de la table, qui regarde la cheminée, trace 11 lignes, à peu près parallèles entre elles, et allant de la lampe au bord de la table : ce sont des rues : trace 3 ou 4 lignes en travers, entre la lampe et ce même bord, et ½ circulaires, comme ce dernier : ce sont encore des rues : les transversales, et tu as une idée parfaite de la ville. L’autre moitié de la table, du côté de la console, te représente la forêt : trace une vingtaine de lignes, parallèles aux rues longitudinales de la ville, et venant comme celles-ci, aboutir au château : ce sera la disposition de la forêt. Le grand-duc de Baden[2] joue le rôle d’un roi : son palais, que j’ai visité est magnifiquement meublé, et d’admirables écuries contiennent au moins 120 chevaux.

De Karlsruhe, je suis venu, par le chemin de fer, à Baden, en traversant un délicieux pays : je suis arrivé à 5 heures, juste à l’heure du dîner de la table d’hôte, ce qui s’est parfaitement trouvé, car je n’avais eu le temps, jusqu’alors, de prendre un petit pain et une tranche de jambon. J’ai merveilleusement bien dîné, après quoi, je suis allé sur la promenade, où se réunissent tous les baigneurs, qui sont encore en très grand nombre, et qu’attire un excellent orchestre. Je suis allé un moment au théâtre, où l’on chantait, tant bien que mal, Zampa[3] ; puis je me suis promené dans les admirables salons de conversation[4] et de jeu, où j’ai longtemps regardé jouer, espérant être témoin peut-être du triste spectacle de joueurs acharnés ; mais je crois que la saison est un peu trop avancée, et qu’il y a déjà trop d’or enfoui dans les caisses des croupiers, pour que le jeu puisse avoir encore une grande intensité, car je n’ai pas vu jouer hier plus de 200 F à la fois. C’est un curieux spectacle, dont je te reparlerai. Ce soir, il y aura bal de souscription, et pour mes 3 F, je me donnerai le plaisir d’y assister. Je t’écris devant ma fenêtre, d’où la vue est délicieuse : je ne suis entouré que de montagnes boisées, au pied desquelles s’élèvent de charmantes maisons. Voulant absolument me bien reposer, je ne me suis levé qu’à 6 h ¾ : le temps de faire ma toilette, et d’écrire, m’ont amené jusqu’à 9 heures, et le soleil, qui commence à dorer la montagne, me dit qu’il est temps de partir pour la promenade, dès que j’aurai déjeuné.

Adieu donc, ma chère et tendre Eugénie : j’espère que tes nuits sont bonnes, c’est là une de mes préoccupations. Je ne te parle pas d’Adèle[5] : maintenant que j’ai le bonheur de savoir que sa dent est percée, je ne doute pas de sa bonne santé : embrasse-la bien pour moi. Quant à toi, bonne petite amie, reçois de ton mari, qui t’adore, les plus tendres baisers qu’il te puisse donner.

J’ai été bien heureux d’apprendre l’accouchement de Félicité[6]. Dis mille choses affectueuses de ma part à M. Malard[7] et à Alfred[8]. Ne m’oublie pas auprès de M. et Mme Bibron[9].

J’espère bien trouver tout à l’heure une lettre à la poste.

Je te charge des plus tendres et affectueux souvenirs pour chacun des membres de la famille.

Mille fois merci de ton excellente et affectueuse lettre de samedi et de dimanche, cher ange.


Notes

  1. Alphonsine Delaroche.
  2. Le margraviat de Bade est devenu grand-duché en 1806. Léopold Ier (1790-1852) est grand-duc de Bade depuis 1830.
  3. Zampa ou La fiancée de marbre, œuvre en trois actes, créée en 1831, composée par Ferdinand Hérold (1791-1833). Cet opéra-comique, qui alterne dialogues parlés et airs chantés, connaît alors un véritable succès : de nombreuses représentations sont données à Paris et dans toute l'Europe et il suscite des parodies. L'histoire, qui se passe en Sicile au XVIe siècle, emprunte au mythe de Don Juan.
  4. La Maison de Conversation, bâtie en 1824, renferme des salons, des salles de bal, de concert et de jeux, des salles de lecture de journaux, décorées par des artistes français ; devant, se trouve le pavillon de la musique.
  5. Adèle Duméril, leur fille née en 1844.
  6. Félicité Duméril, fille de Florimond (l’aîné), épouse de Jules Martin, vient d’accoucher de Johanna, dite Anna, à Oisemont.
  7. André Malard, gendre de Florimond Duméril (l’aîné).
  8. Alfred Duméril, fils de Florimond Duméril (l’aîné).
  9. Jeanne Belloc, épouse de Georges Bibron, l’assistant d’André Marie Constant Duméril.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 523-530

Pour citer cette page

« Mercredi 23 septembre 1846 (A). Lettre d’Auguste Duméril (Baden-Baden) à son épouse Eugénie Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_23_septembre_1846_(A)&oldid=57427 (accédée le 21 novembre 2024).

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