Lundi 3 février 1879

De Une correspondance familiale


Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1879-02-03 pages 1-4.jpg original de la lettre 1879-02-03 pages 2-3.jpg


Paris 3 Janv Février 1879.

Mon cher Papa,

Quoique mes esprits soient encore légèrement enveloppés dans les voiles du sommeil, je veux commencer ma journée avec toi, je ne l’ai pas fait hier et le résultat a été que je ne t’ai pas écrit du tout, il ne faudrait pas que la même chose m’arrive aujourd’hui. J’ai été bien paresseuse ce matin (comme tous les jours du reste) et après t’avoir dit que je sortais de ma chambre, je me regarderai bien d’ajouter l’heure qu’il est ; mais j’aime à croire que c’est la faute du temps il fait si gris que le jour ne paraît plus ; hier nous avons eu du brouillard toute la journée et je pense que nous n’y échapperons pas aujourd’hui. Cependant malgré l’humidité oncle[1] est allé dîner chez M. Grandidier[2] et il paraît que cette sortie ne lui a pas fait de mal. Nous, nous avons passé une après-midi des plus gaies, Jeanne Brongniart et Marthe[3] sont venues, Jeanne déchiffrait à 2 pianos avec Emilie[4] et par moment elles étaient prises de fous rires violents tu sais qu’elles excellent toutes les deux dans cet art ; Marthe qui écrivait à la table entre le 2 rieuses était électrisée par influence et se tordait comme elles et le courant d’hilarité était si fort qu’il arrivait même jusqu’à mon bureau. Le soir comme nous étions toutes 3 seules nous avons lu les Femmes savantes[5].

Aujourd’hui c’est le jour le plus chargé en leçons, nous partons à 12 ½ pour ne rentrer qu’à 5 h. Je vois avec beaucoup de déplaisir notre cours de physique[6] approcher de sa fin, je crois que nous n’avons plus que 4 leçons ! Heureusement que les autres durent plus longtemps ; Je ne sais pas encore ce qu’on fera à la Sorbonne dans le 2e trimestre mais j’aurais bien envie de suivre la 2e partie de la chimie, les Métaux, que je n’ai pas eu l’année dernière, il n’y a que le professeur M. Schützenberger[7] qui m’effraie car on le dit très ennuyeux. Je suis très tentée aussi par la botanique dont je ne sais pas un mot et cela doit être si amusant d’étudier les petites plantes !

Samedi dernier j’ai eu ma leçon de dessin et devine ce que j’ai fait ? Je ne devrais pas te le dire pour te faire une surprise mais comme la surprise serait peut-être une déception j’aime mieux que tu le saches : eh bien j’ai étrenné ma jolie boîte à couleurs, Mlle Duponchel[8] à force d’instances veut bien me montrer un peu comment on fait car je ne voudrais pas prendre de vraies leçons sans [savoir] déjà un peu me tirer d’affaire et puis j’aurais peur que cela ne fasse tort à mon dessin que je dois encore beaucoup travailler.
Samedi j’ai donc commencé à copier une petite branche de fleur mais quelle horreur j’ai fait ! elle mériterait d’être collée dans l’album de mes chefs d’œuvre de Baden[9] et s’il n’y avait pas entre les dates 15 ans de différence on serait tenté de les croire de la même époque. Mais il faut à tout un commencement. Comme c’est nouveau cela m’amuse naturellement beaucoup ; Mme la Nouveauté que vous êtes donc jolie ! mais cela durera-t-il ?

Demain nous irons probablement dîner chez Mme Lafisse[10], le nous comprend oncle, tante[11] et moi car leur salle à manger ne peut contenir une personne de plus et après un combat de générosité entre ma sœur et moi il a été décidé que c’est elle qui resterait. J’aurais mieux aimé que cela fût le contraire car cela ne m’amuse jamais follement de dîner dehors mais c’est un privilège de mon droit d’aînesse.

Adieu, mon Père chéri, je t’embrasse de toutes mes forces comme je t’aime. ta fille qui pense bien à toi
Marie
J’embrasse bien fort bon-papa et bonne-maman[12].


Notes

  1. Alphonse Milne-Edwards.
  2. Alfred Grandidier.
  3. Marthe Pavet de Courteille.
  4. Emilie Mertzdorff, sœur de Marie.
  5. Les Femmes savantes, comédie de Molière.
  6. Cours de Physique donné par Emile Fernet.
  7. Paul Schützenberger.
  8. Marie Louise Duponchel.
  9. Marie et Emilie Mertzdorff était avec leur père et Eugénie Desnoyers lors du voyage de noces à Baden en avril 1864.
  10. Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.
  11. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  12. Louis Daniel Constant Duméril et son épouse Félicité Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 3 février 1879. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_3_f%C3%A9vrier_1879&oldid=51503 (accédée le 28 mars 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.