Lundi 10 septembre 1792

De Une correspondance familiale

Lettre d’André Marie Constant Duméril (Rouen) à son père François Jean Charles Duméril (Amiens)


N° 35

soir 10 7bre 1792

Papa,

Oui, je suivrai le conseil que vous me donnez par votre dernière. J’essayerai, je tenterai ; mon courage j’espère ne m’abandonnera pas. Voici quelle est ma façon de penser et mon raisonnement : je dois remplir une place dans la Société ; c’est un devoir qu’elle nous impose ; je me soumets à ses lois ; je lui obéis ; notre fortune l’exige ; au moins aurais-je la consolation d’avoir un état assuré, et dans un âge dont toutes les autres conditions ne m’auraient pas permis de jouir.

Je vais m’informer quels pourront être les premiers dépens. M. l’Abbé Yvelin m’a bien voulu accompagner, pour me faire inscrire au nombre des candidats qui attendent place d’élève en chirurgie. A la première vacante, selon l’ordre d’inscription, Je serais averti, et alors obligé de présenter mon acte de Baptême et votre consentement. Vous voudrez donc bien me faire passer ces deux pièces.

Si vous pouviez dans ce moment faire le Sacrifice de me monter une petite bibliothèque de médecine, chirurgie et anatomie, quelques livres de la bibliothèque de M. Thillaye pourraient m’arranger et avec 40 à 50ll j’irais loin. Prenez ma requête en considération je vous prie. La mort de mon oncle Duquesnel[1] m’a considérablement affecté, impatient de n’avoir eu de lui aucune nouvelle depuis votre départ ; je me proposais d’écrire à ma tante, comme je me loue de ne l’avoir point fait ! qu’est devenue sa famille ?

Nous ne sommes pas beaucoup plus tranquilles à Rouen qu’à Amiens[2]. Ici le drapeau rouge est déployé ; jeudi dernier notre boutique a été fermée toute l’après-dîner ; il s’est passé cette journée quelques malheurs : une femme et deux hommes ont été tués par une décharge que firent des gardes nationaux molestés ; nos sections sont, à ce qu’on dit, on ne peut plus indécentes et les notions que trop incendiaires. Aujourd’hui elles doivent faire des visites domiciliaires : notre département a eu peur et se conduit on ne peut mieux depuis ce Temps. La nuit dernière deux vaisseaux ont fait voile ici, à minuit : l’un pour Ostende chargé de 64 insermentés ; et l’autre, pour Cadix de 82. 146 de moins[3].

Je me porte assez bien, dieu merci, je vous embrasse ainsi que mes frères et sœurs.

Votre fils Constant Duméril

Rouen ce 5 7bre 1792

Je vois souvent M. Desmery fils, auquel je ne parle pas ; je doutais d’abord que ce fût lui ; mais ces jours passés je le vis passer avec une lettre à la main qu’il lisait chemin faisant et je vis qu’elle portait en date Amiens.

J’ai cru alors ne me pas être trompé je vous embrasse derechef.

Je reçois votre lettre et je décachette le paquet que j’avais fait de toutes celles que vous recevez aujourd’hui. L’occasion m’a manqué. Je vous fais le tout passer par la poste, parce que je m’imagine qu’il n’en coûtera pas beaucoup plus.

Vous êtes inquiets de ma santé je me porte bien je n’ai pas été malade, excepté d’un rhume qui n’est pas encore tout à fait fini, mais qui s’éclipse. Nous avons ici des commissaires envoyés par le conseil exécutif. Mais ils ne font pas d’aussi bonnes affaires ici qu’ils pourraient espérer. Ils se sont rendus dans toutes les sections, et y ont harangué le peuple ; quoique leur éloquence fût mâle elle n’était pas, à ce qu’il paraît, assez chaude. A la Cathédrale ils y ont fait assembler tous les paroissiens qui sont nombreux. Ils ont eu 1200ll, 60 hommes, quelques uniformes et fusils. Quelle différence avec Amiens !

Adieu, à la première occasion vous entendrez parler de moi. Écrivez-moi par M. Legendre.

Je commencerai à aller à l’hôtel-Dieu au mois d’octobre mais comme surnuméraire, je suis convenu avec le chirurgien Démonstrateur[4] qui est de l’académie de Rouen. Il m’a fait mille amitiés surtout quand il a su que c’était moi qu’on avait mis aux voix pour recevoir adjoint à l’académie. J’ai dû cette petite faveur-là à Dom Gourdin je ne sais pas ce qu’il en est résulté. Un petit mémoire sur la respirations des plantes me vaudra peut-être cet honneur. Je suis connu de beaucoup d’académiciens et j’espère prospérer dans mes nouvelles études.

Je vous embrasse

C. Duméril

Rouen ce 10 7bre 1791


Notes

  1. Joachim Martin Duval (1738-1792), époux de Geneviève Flament.
  2. Le 10 août 1792 les sectionnaires parisiens et les fédérés provinciaux installent à Paris une Commune insurrectionnelle qui fait pression sur l’Assemblée législative encore en place. Le roi est suspendu puis emprisonné, l’égalité politique est accordée à tous les citoyens masculins, les municipalités sont autorisées à procéder à des visites domiciliaires et diverses autres mesures d’exception sont prises – tandis que Prussiens et Autrichiens avancent en Argonne.
  3. En juillet 1790 l’Assemblée constituante a voté la Constitution civile du clergé et décrété en novembre 1790 que tous les ecclésiastiques en fonction doivent prêter un serment de fidélité à la Nation, à la loi et au roi. Des milliers de prêtres refusent le serment ; les non-jureurs (le clergé réfractaire) sont particulièrement nombreux dans l’Ouest et le Nord.
  4. Jean Baptiste Laumonier.

Notice bibliographique

D’après le livre des Lettres de Monsieur Constant Duméril, 1er volume, p. 94-98

Pour citer cette page

« Lundi 10 septembre 1792. Lettre d’André Marie Constant Duméril (Rouen) à son père François Jean Charles Duméril (Amiens) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_10_septembre_1792&oldid=40206 (accédée le 19 mars 2024).

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