Jeudi 18 octobre 1877

De Une correspondance familiale


Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1877-10-18 pages 1-4.jpg original de la lettre 1877-10-18 pages 2-3.jpg


Paris le 18 Octobre 1877

Mon Père chéri,

Emilie[1] t’écrit si souvent maintenant que je me repose et il me semble qu’il y a bien longtemps que je ne suis venue à toi ; je t’assure bien cependant que ce n’est pas faute d’y penser et mon esprit fait souvent la route de Vieux-Thann où il se promène de la maison au moulin puis tout d’un coup il se trouve subitement ramené à Paris par une fausse note ou par une interpellation de ma sœur (c’est généralement en faisant mon piano que j’ai de ces distractions).

Ma sœur t’a si bien mis au courant de tout qu’il ne me reste pas grand’chose à te narrer ce matin. Elle t’avait mis parlé, je crois au courant de toutes mes émotions et de tout mon trouble au sujet de la leçon chez M. Flandrin[2] ; le fait est que j’étais fort intimidée et que mon agitation alla toujours croissant jusqu’à l’heure fatale mais aujourd’hui c’est de l’histoire ancienne et je suis contente maintenant d’y avoir été. Je vais te raconter exactement comment notre journée d’hier s’est passée. Levée vers 6h ¼ je me suis mise d’abord à étudier ma littérature car il faut que je te dise que je vais, jusqu’au commencement des cours, étudier avec Mlle Bosvy[3] la littérature romaine dont je ne sais pas le 1er mot ; j’ai déjà appris Virgile ; à 81/2 je me suis mise au piano puis avant le déjeuner j’ai apprêté toutes mes affaires, les crayons & ainsi que les dessins, spécimens de mon talent naissant que je devais porter à M. Flandrin mais vilain papa j’ai découvert que tous mes chefs-d’œuvre étaient chez toi et je n’ai porté que le fretin. J’ai été aussi chercher les poires pour le dîner car il faut que je te dise que je suis chargée de ce soin. Après le déjeuner je me suis habillée ; j’oubliais tout, je perdais ce que j’avais apprêté et je crois que le 1er objet perdu c’était ma tête ; oncle[4] me poursuivait en me taquinant et voulait me tâter le pouls persuadé, disait-il, que je devais avoir la fièvre. Enfin nous sommes parties tante[5] et moi j’avais mon grand carton sous le bras ce qui me gênait bien un peu aussi. A 11h juste nous arrivions. M. et MmeFlandrin[6] nous attendaient et nous ont fait le plus aimable accueil ; M. Flandrin que je n’avais jamais vu est le type de cette ancienne politesse française qu’on ne retrouve plus que si rarement ; il a regardé ce que je lui apportais m’a fait différentes observations et a fini par dire que c’était trop mou ; il prétend que si on tombait sur les rochers de mes paysages on ne se ferait aucun mal mais qu’on enfoncerait dedans. Puis il m’a fallu commencer à dessiner toute seule une tête en plâtre de ¾ qu’on m’avait préparée ; juge de mon embarras moi qui n’ai dessiné que 2 ou 3 fois la bosse et toujours avec Mlle D.[7] derrière moi qui en faisait autant que moi si ce n’est plus ; enfin j’ai débuté ; M. Flandrin m’a corrigée 3 fois et m’a lui-même fait une esquisse pour me montrer comment il fallait débuter en somme il a été très bon et très encourageant ; chose étrange il paraissait aussi fort intimidé. [Paule[8]] nous disait l’autre jour qu’il est extraordinairement timide malgré sa longue expérience. Après être resté une heure avec moi, il est allé déjeuner et je suis restée ¾ encore à travailler toute seule [sans] qu’il ait quelque chose à me corriger la 1ère fois. De là nous avons été chez la couturière et nous sommes rentrées. Avec quelle ardeur je vais dessiner cette semaine, je cherche partout des bosses.

Hier soir nous avons eu la famille ; tante Cécile[9] qui était enrhumée et a été très souffrante au milieu du dîner elle était glacée et avait mal au cœur ; tante qui y a été ce matin nous dit qu’elle a eu la fièvre toute la nuit. Du reste elle qui se portait si bien à Cannes n’a jamais été plus souffrante que depuis son retour.

J’ai tant bavardé que je n’ai plus de place et cependant il faut absolument que je te dise que nous sommes invités à aller Dimanche avec oncle et tante à Fleury[10] chez M. Grandidier[11] qui a là une grande propriété. C’est [sur] la ligne d’Orléans. Nous ne reviendrons qu’après le dîner. Et maintenant mon père chéri que tu sais tout il ne me reste plus qu’à t’embrasser comme je t’aime de toutes mes forces. Ta fille Marie

Je reçois à l’instant une lettre de bonne-maman[12] gentille et bonne comme elle ; je la remercie mille fois et je l’embrasse de tout mon cœur en attendant que je m’adresse directement à elle.


Notes

  1. Emilie Mertzdorff, sœur de Marie.
  2. Paul Flandrin.
  3. Marguerite Geneviève Bosvy.
  4. Alphonse Milne-Edwards.
  5. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  6. Paul Flandrin et son épouse Aline Desgoffe.
  7. Marie Louise Duponchel, professeur de dessin.
  8. Paule Arnould ?
  9. Cécile Milne-Edwards, épouse de Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  10. Fleury Mérogis.
  11. Alfred Grandidier.
  12. Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 18 octobre 1877. Lettre de Marie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_18_octobre_1877&oldid=39896 (accédée le 15 novembre 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.