Jeudi 16 février 1871
Lettre de Jules Desnoyers (Paris) à son gendre Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Paris, jeudi 16 février
Mon cher ami,
Depuis le grand malheur qui nous a tous frappés[1] une de nos pensées les plus consolantes a été de vous communiquer notre douleur et de recevoir de vos nouvelles. nous vous avons écrit au moins six fois et nous voyons par votre lettre du 10 février, qui nous parvient aujourd'hui seulement, que vous n'en avez reçu qu'une Seule de nous, celle d'aglaé[2] confiée à Mme floquet[3] qui avait eu l'obligeance de nous offrir de vous la transmettre. La première de nos lettres après la mort de notre cher enfant était de moi ; je vous l'avais adressée par ballon poste restante à Bâle ; elle était de peu de jours postérieure au malheur et je vous en racontais les tristes détails. je vous priais d'en faire part à notre Eugénie[4], en l'y préparant, comme votre cœur vous l'inspirait. C'était presque en même temps que M. Lafisse, de son côté, marquait à Constance[5] de l'annoncer avec tous les ménagements possibles. Cette voie n'a eu pour résultat que de vous inquiéter plus cruellement, nous ne le prévoyions pas ; depuis lors, je vous ai écrit de nouveau à Vieux-Thann, en vous disant encore toute la triste vérité ; puis ma femme[6], puis aglaé puis alfred[7] et moi-même à Eugénie. aucune de toutes ces lettres ne paraît vous être parvenue ; celle d'alfred seulement était adressée à Bâle, poste restante ; les autres l'étaient à Vieux-Thann. nous étions dans une si vive inquiétude de n'avoir point reçu de vos nouvelles depuis le mois de Septembre, que votre première lettre du 1er février a été pour nous un éclair de bonheur, au milieu de notre peine. nous ne nous décourageons pas et nous espérons que cette nouvelle lettre et les précédentes finiront par vous parvenir. Continuez de nous écrire le plus souvent possible mes chers enfants ; vous qui aimiez tant notre cher julien, qui l'aviez si bien jugé, qui l'aviez adopté comme votre fils, plus encore que comme un frère, mêlez vos larmes aux nôtres ; parlez-nous de lui, parlez-nous de vous, de vos chères petites[8] qui doivent le regretter aussi bien vivement, ce cher enfant si doux, si aimable, si vertueux, si laborieux et si courageux comme il en a bien trop bien donné la preuve. ah! mes chers amis quelle épreuve la providence nous envoie à tous au milieu de tant de malheurs et en face d'un avenir aussi incertain !
ai-je besoin de vous dire combien vos lettres nous sont précieuses ? vos santés sont bonnes à tous, ainsi que les nôtres. C'est dans notre malheur une pensée consolante. mon excellente femme supporte avec un courage admirable, comme notre Eugénie et notre aglaé, la perte cruelle que nous avons faite. n'est-ce pas de notre cher enfant que nous vient ce courage ? oh ! oui, il est heureux si, comme nous ne pouvons en douter, Dieu récompense en une meilleure vie les vertus de cette terre et tient compte des sacrifices qu'il nous y impose et des terribles épreuves dont il nous accable.
Notre bonne amie, Mme Constant Duméril[9], dont la lettre a été la première reçue par nous après notre malheur, y a bien pris part, elle qui avec tant de courage et de vertus, a supporté aussi les épreuves que Dieu lui a envoyées[10] ; sa sœur[11] et son frère[12] sont bien empressés à prendre part à notre peine. nous avons été heureux d'apprendre qu'on n'avait plus d'inquiétudes pour Léon[13], non plus que pour le fils[14] et le gendre[15] de M. Duméril l'ingénieur, qui s'est montré bien bon pour nous en ces tristes circonstances. De nos familles et de nos amis, nous seuls avons souffert pour notre enfant, et pour cet excellent M. pavet[16] dont la mort est aussi un si grand malheur pour sa nombreuse famille. que la <consolation> de nos amis en soit une pour nous ! Mme Auguste a supporté aussi avec un bien grand courage la mort de son excellent mari.
Merci Mon cher Charles, des détails que vous nous donnez sur la situation du pays et de vos usines ; nous étions si inquiets que nous avons été bien satisfaits de les apprendre et de voir que les choses auraient pu être plus fâcheuses encore. quant à nous et aux environs de paris, vous avez su qu'il n'en est pas de même ; nos deux maisons de Montmorency ont été complètement dévastées et pillées : Il n'y est pas resté un meuble, un livre, un objet d'antiquités ou de géologie de mes collections formées depuis quarante ans et si le maire de Montmorency[17] n'avait pas eu la très obligeante inspiration de faire transporter à la mairie, après de premiers pillages, une petite partie de mes livres et de mes antiquités, il ne nous resterait plus que ce qui avait été conservé à paris. nous avions appris vaguement et indirectement cette dévastation. Mais nous ne les croyions pas au point où elles sont en réalité.
Alfred et alphonse[18] sont parvenus, avec bien des difficultés, à se rendre avant-hier dans notre campagne et ils ont pu constater le saccage et la dilapidation la plus complète. Tout le mobilier a été enlevé, toutes les glaces brisées ; une partie des fenêtres, des portes, des parquets, tous mes corps de bibliothèques, tous mes corps de tiroirs & enlevés et brûlés ; Ils n'ont plus trouvé que les murailles dans les deux maisons et des immondices partout. le salon de la grande maison avait été converti en boucherie et le billard à côté dont les sœurs avait fait une chapelle, converti en écurie. les livres dorés de la tour déchirés, déchiquetés pour chercher derrière des cachettes de trésors. les statues en bas-reliefs brisés ou enlevés, pour la plupart. Cependant les grandes sculptures des portes et du bosquet n'ont presque pas souffert. alfred et alphonse ne veulent pas que nous retournions à Montmorency avant qu'ils aient un peu fait nettoyer ces amas d'immondices et ils ne pourront le faire qu'après la paix et après la retraite des environs de paris. Nous ferons en sorte de faire rigoureusement pour la grande maison ce qui sera indispensable, en vue de voir s'il y a possibilité d'obtenir, à certaines conditions, la réalisation du bail qui avait encore un an de durée.
Eh bien ! Mon cher ami, vous me croirez sans peine quand je vous dirai que, malgré mes goûts d'antiquaire, de bibliomane, de collectionneur, toutes ces pertes m'ont laissé à peu près impassible ; je déplore surtout les embarras et les dépenses que cela va occasionner à ma pauvre femme, après tous les <ennuis> de ma collection. peut-être en d'autres temps eus-je été plus sensible à ces pertes de longues et intéressantes recherches, mais après le grand malheur qui nous a frappés, je trouve à peine quelques regrets pour tous ces objets matériels que j'avais eu sans doute le tort de trop aimer autrefois. puis à qui d'entre nos enfants tout cela plairait-il ? Ils l'aimaient à cause de moi qui l'avais créé. Mon excellente femme a souffert patiemment sans me le témoigner de mes goûts de collectionneur ; j'en suis puni ; c'est justice. ah! si je n'en avais pas d'autre peine !
notre pensée consolante a été qu'en nous détachant de Montmorency, ce pillage nous rendrait plus faciles nos réunions de famille soit en alsace soit à Launay.
ah ! quelle douce pensée que celle de vous revoir, mes chers enfants !
mais dîtes-vous bien en attendant, que nous n'avons eu et n'avons d'autres peines, avec les douleurs communes de la patrie, que la perte de notre cher julien et les inquiétudes que nous avons si longtemps ressenties pour vous. je vous répète que nos santés sont bonnes, que ma chère femme est pleine de courage et de sentiments religieux que vous trouvez aussi dans notre Eugénie, qu'aglaé, alfred et alphonse rivalisent d'affection et d'attentions pour adoucir notre peine, et que votre chère pensée, l'espérance de vous revoir nous soutiennent aussi.
Nous vous embrassons tous quatre bien tendrement.
Votre père tout dévoué
J.D.
je crois vous avoir marqué dans une de nos lettres que nous avions aussi perdu notre vieil ami Bayot qui s'est éteint après une lente maladie de poitrine. alfred a été pour lui, jusqu'à la fin et après, un ami dévoué, comme vous devez le penser
beaucoup d'autres maison de Montmorency ont été dévastées comme les nôtres, un journal de ces jours-ci (le Gaulois) en a parlé et spécialement en disant que notre propriété où j'avais formé un véritable musée, avait été saccagée et que je n'y trouverais ni un livre ni une statue, et que ce spectacle était navrant. Si ce petit sacrifice avait pu seulement comme le grand que nous avons fait être utile à la patrie !
Ma femme a écrit plusieurs fois à Eugénie ; aujourd'hui même elle lui a commencé une lettre ; mais voyant que nos lettres ne vous parviennent pas elle est découragée et va attendre que vous nous donniez la certitude que vous avez reçu les précédentes
sa dernière a été mise à la poste au Mans, il y a 4 jours.
Ma femme a répondu à Mme Constant le 3 de ce mois.
Notes
- ↑ La mort de Julien Desnoyers le 6 janvier.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Hortense Kestner, épouse de Charles Floquet.
- ↑ Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff.
- ↑ Constance Prévost épouse de Claude Louis Lafisse.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Alfred Desnoyers.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril (« Mme Constant »).
- ↑ Allusion en particulier au décès de sa fille Caroline Duméril, première épouse de Charles Mertzdorff.
- ↑ Eugénie Duméril, veuve d’Auguste Duméril (« Mme Auguste »).
- ↑ Charles Auguste Duméril (« M. Duméril l'ingénieur »).
- ↑ Léon Duméril.
- ↑ Paul ou Georges Duméril, tous deux mobilisés.
- ↑ Charles Courtin de Torsay, époux de Clotilde Duméril.
- ↑ Daniel Pavet de Courteille, époux de Louise Milne-Edwards.
- ↑ Etienne Emilien Rey de Foresta.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Jeudi 16 février 1871. Lettre de Jules Desnoyers (Paris) à son gendre Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_16_f%C3%A9vrier_1871&oldid=51512 (accédée le 3 décembre 2024).
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