Dimanche 6 mai 1860

De Une correspondance familiale

Lettre de Charles Mertzdorff (Manchester) à son épouse Caroline Duméril (Paris)

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Manchester 6 Mai 60

C'est Dimanche ! C'est te dire ma chère petite femme (lis mon petit cornichon chéri) que j'ai été à l'église à 9 h & que depuis ce temps je n'ai pas quitté mon petit salon que j'ai pris tout exprès pour rester seul, ou mieux pour être avec vous. Malgré ces longues heures, le temps à écrire à Georges[1], Léon[2], ma mère[3], à penser <à> Paris, aux affaires, je dis le temps s'est si vite passé que je n'ai plus que le temps quelques minutes pour causer avec toi. Il est <5> heures. tu comprends que ces 9 h ne se sont pas écoulées sans que tu n'aies pas eu ta bonne part ; mais j'étais heureux tout seul dans mon petit cabinet que parfois je me croyais au Vieux-Thann à côté de vous.

Je puis dire que je viens de passer une bonne journée, surtout quelques heures où j'ai eu assez d'esprit de ne pas me laisser tourmenter par les affaires.

La lettre de mon oncle[4] est toute d'affaires qu'il n'a pas voulu prendre sur lui de terminer et il me dit seulement que tout le monde va bien. C'est la 13e page que j'écris aujourd'hui, tu vois que je n'ai pas perdu beaucoup de mon temps. J'ai assez longuement causé avec Léon, lui exposant combien notre industrie était en retard avec celle d'ici. Les grandes difficultés qui nous attendent. Que seul je ne saurais porter un aussi lourd fardeau, que je comptais beaucoup sur lui, si tant il se sentait la force & surtout l'énergie nécessaire. Que l'énergie & l'activité ne lui viendront que si réellement aime réellement mettre la main à la pâte quitte à se brosser ses ongles un peu plus souvent. Que si réellement il ne se sent pas un amour réel pour l'industrie qu'il n'y a aucun temps de perdu que toute carrière n'importe laquelle qu'il choisira il faut qu'il s'y sente poussé que ce n'est qu'à cette condition que la vie devient sinon facile au moins agréable & que l'on trouve quelque satisfaction. Qu'il laisse un peu ses livres & ses mathématiques & ses romans etc. etc...

Du reste tu sais que nous avons bien souvent causé de lui, combien j'étais désolé de le voir dans l'état d'abattement dans lequel il se trouvait lorsqu'il est venu chez au Vieux-thann & combien j'étais heureux de lui voir reprendre un peu de vie & d'entrain. Je me reproche à moi-même trop souvent de la mollesse & surtout de manque d'énergie pour ne pas savoir combien c'est nécessaire dans la vie. Ce sont deux qualités il est vrai ne se donnent pas, cependant combien d'hommes ne voit-on pas que la nécessité, l'ambition & tout autre mobile, les ont poussés.

Que ne pouvons-nous tous suivre les traces de bon-papa[5] ! A son âge que l'on est heureux de pouvoir se dire que l'on est content de soi.

Je pense en ce moment à livre ouvert avec mon chou, c'est pour elle & quoiqu'elle connaisse déjà toutes mes pensées j'aime bien les lui redire pour qu'elle voie bien que son ami n'a pas changé même dans cette belle Albion.

Mais je cause, je cause & ne te dis pas que j'ai rêvé de Miki[6] qui avait 3 à 4 ans, elle était si gentille que j'en ai encore le cœur tout plein. C'est que j'ai pris le thé dans une famille autrefois à Mulhouse où j'ai vu un amour de petite fille de 8 ans qui nous a fait très gentiment de la musique avec un tout petit peu de chant. Autrefois je l'avoue cette musique ne m'aurait guère intéressement, aujourd'hui marié je me laisse bien facilement séduire par ces petites demoiselles-là. Tu t'imagines quelles sont mes pensées que de fois me suis-je follement surpris à désirer me vieillir de quelques années pour voir de mes yeux voir ! Mais Dieu est si bon qu'il me donnera bien aussi à moi.

Me voilà encore à bavarder trop longuement à propos de rien.

Je ne t'ai il me semble pas encore dit que j'allais tout à fait bien & que je me sens parfaitement disposé à recommencer le mauvais très mauvais métier que je fais ici.

Tous nos français sont à Liverpool, te l'ai-je dit, fuyant le Dimanche de Manchester, ils l'auront tout aussi bien trouvé là-bas. J'ai décidément mieux fait qu'eux.

Tu auras sans doute passé ta journée avec tes amies[7], profite profite chérie fais-en bonne provision en attendant tu n'oublieras pas d'aimer ce à quoi je tiens pour ton mari.

Même mon compagnon de voyage M. Boquet dîne en famille.

J'ai beau regarder cette bonne grande page qui m'engage si aimablement à continuer mon bavardage, l'heure me dit toujours plus brutalement qu'il en est assez, du reste je n'ai absolument rien de nouveau à t'apprendre & attendrai un autre jour pour t'écrire. Si je ne t'écris pas dans 2 à 3 <1ers> jours sois contente c'est un signe que je suis bien occupé que je rentrerai d'autant plus vite.

Mardi seulement je pense revoir M. Latham d'ici. J'ai écrit comme j'ai pu, lis si tu peux.

Remercie encore bien ton père[8] de son aimable petite lettre. fais bien mes amitiés à bon-papa bonne-maman[9] & Oncle & tante[10]. Embrasse Adèle pour moi, donne un bon baiser à ta mère[11], serre la main à notre bonne Cécile[12] & lorsque tu auras fait tout cela tu iras dans la chambre de Miki tu lui feras dire papa & tu l'embrasseras de mille baisers comme j'aimerais tant le faire.

Ce n'est pas tout tu diras à mon petit cornichon que je l'aime toujours bien, que je suis toujours avec lui que je l'embrasse de tout mon cœur & lorsque tu auras fait tout cela comme je le ferais moi tu en auras pour bien longtemps & je serai content de toi toujours

ton Charles Mertzdorff


Notes

  1. Georges Heuchel, oncle de Charles Mertzdorff.
  2. Léon Duméril, frère de Caroline.
  3. Marie Anne Heuchel, veuve de Pierre Mertzdorff.
  4. Georges Heuchel.
  5. André Marie Constant Duméril.
  6. Marie Mertzdorff, leur fille âgée d’un peu plus d’un an.
  7. Eugénie et Aglaé Desnoyers.
  8. Louis Daniel Constant Duméril.
  9. Alexandrine Cumont, veuve d’Auguste Duméril l’aîné.
  10. Auguste et Eugénie Duméril, parents d’Adèle.
  11. Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant.
  12. Cécile est la bonne attachée à la petite Marie Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Dimanche 6 mai 1860. Lettre de Charles Mertzdorff (Manchester) à son épouse Caroline Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_6_mai_1860&oldid=39678 (accédée le 21 novembre 2024).

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