Vendredi 9 novembre 1792 et huit jours plus tard
Lettre d’Honoré Castanet (Saint-Domingue) à sa tante Marie Castanet, épouse de Michel Delaroche (Paris)
Honoré Castanet, fils de D. Castanet[1].
9 novembre 1792
à l’habitation Castanet, paroisse de Plaisance, section de Pilate, le 9 novembre 1792
Ma chère Tante
Je viens de recevoir ta lettre du 23 juillet. Je ne peux t’exprimer la joie que j’ai ressentie d’avoir de tes nouvelles, car celles que nous recevons de Paris sont bien désastreuses[2] et nous affligent beaucoup, surtout nous qui y avons notre famille, et moi qui connais le caractère de mes cousins. Ils seront sans doute les premiers à voler au feu. Je désire de tout mon cœur qu’il ne leur arrive rien.
La guerre que nous faisons dans ce pays-ci est bien plus cruelle, bien plus pénible, mais elle est moins sanglante en ce que les hommes peu aguerris ne peuvent résister longtemps à notre feu. Ils nous tuent quelquefois des hommes par ci-par là, mais c’est dans des embuscades qui sont très faciles à faire à cause de la grande quantité de bois et de broussailles dont ce pays-ci est couvert.
J’ai été à l’attaque de l’un de leurs camps, le plus formidable qu’ils aient : nous l’avons enlevé en une ½ heure, mais 15 des nôtres sont restés sur le carreau. Nous en avons tué beaucoup, mais l’on n’en peut savoir le nombre car ils ont l’habitude de traîner les corps de leurs camarades dans les bois. Cette guerre est cruelle parce que nous avons à combattre des espèces d’anthropophages qui, lorsqu’ils ont fait un prisonnier, exercent sur lui les cruautés les plus raffinées ; quelques-uns poussent même leur vengeance jusqu’à boire de leur sang.
Cette guerre est très fatigante en ce que, pour attaquer ces gens-là, il faut monter des montagnes terribles car ce pays-ci est très montagneux.
Les commissaires civils ainsi que M. d’Esparbès préparent une attaque générale ; nous nous tenons prêts à la faire, mais mon père et moi nous avons l’intention de nous mettre dans la cavalerie pour attendre les nègres dans les défilés et attaquer les camps de la plaine. Ce genre de guerre nous plait d’avantage que d’aller parcourir toutes ces montagnes à pied et dans l’humidité pour ensuite faire peut-être une bonne maladie dont on ne se tire qu’à force de soins.
Nous avons le plus grand espoir que si cette attaque ne nous procure pas la tranquillité parfaite, au moins serons-nous très prêts de l’avoir, car le Général et les commissaires civils paraissent dans les meilleures dispositions pour opérer la tranquillité de St-Domingue, ce qui fait renaître l’espérance dans les cœurs navrés des malheureux colons.
Les troupes destinées pour la Martinique y ont été refusées avec les menaces que l’on allait leur tirer dessus s’ils ne s’en éloignaient au plus tôt. Comme ils n’étaient pas en force pour tenter de résister, cette escadre a pris le parti de venir à St-Domingue où ils ont été reçus à bras ouverts. Ce renfort joint aux six mille hommes arrivés avec MM. les commissaires civils nous met bien dans nos affaires.
Les patriotes ont déjà montré leur bravoure ; ils se sont emparés de plusieurs postes des Révoltés et de quelques pièces de canons.
Je t’écris depuis l’habitation de mon père qui est intacte ; les brigands en sont fort loin : on les a repoussés à près de 15 lieues. Il n’y a pas un de ses nègres qui l’aient abandonné ; au contraire, ils détestent les brigands. Il jouit dans la paroisse de l’estime de ses concitoyens ; encore, en dernier lieu, a-t-il été député extraordinaire au Cap pour demander des secours dans tous les genres dont la paroisse avait le plus pressant besoin.
Loin d’être aristocrate comme on nous le disait à Paris, il est on ne peut pas plus partisan de la Constitution et de tous les corps populaires, ennemi de l’ancien gouvernement. Il s’en est fait craindre et je te jure qu’il était sur les tablettes de M. de Blanchelande, désigné pour être une de ses victimes si le pouvoir exécutif qui était contre-révolutionnaire à outrance eut exécuté ses infernaux projets. Mais Dieu soit loué, ce chef exécrable qui a détruit cette belle colonie, qui l’a couverte de deuils et de cendres par la mort de cent mille individus, ce chef, dis-je, est en état d’arrestation et embarqué pour la France où il recevra sans doute la punition due à ses forfaits.
Je t’avais écrit ce qui est ci-dessus il y a une huitaine de jours. Il s’est passé bien des choses depuis ce temps, ce qui fait que je me rétracte ce que je t’ai dit de M. d’Esparbès : cet homme qui devait faire le bonheur de St-Domingue n’était venu que pour achever cette malheureuse colonie. Ces jours passés, l’on vient de découvrir un complot dont M. d’Esparbès était le chef, ce qui a occasionné une rixe au Cap où le parti du Gouvernement ou aristocrate a, heureusement pour St-Domingue, eu le dessous. Les patriotes ont demandé au commissaire[3] que cet ancien gouvernement fut envoyé en France et ils les ont chargés à bord du navire de l’Etat L’América, car il n’y a pas de doute que ce soit cet ancien gouvernement qui ait occasionné la révolte.
Tu comprends qu’à présent les protecteurs et fournisseurs des Révoltés étant embarqués, nous allons en avoir bon compte. D’ailleurs [ ] que nous avons un Général patriote, M. Vimeur-Rochambeau[4] qui, à ce qu’on prétend, est déjà parti pour attaquer le quartier de Ouanaminthe. C’est lui qui avait été nommé Gouverneur de la Martinique et qui en a été repoussé. L’on nous assure que l’attaque ne tardera guère plus de 15 jours. C’est en allant m’y préparer que je t’embrasse de tout mon cœur et me dit ton affectionné neveu.
H C
PS Mes respects à mes oncles et tantes, mes amitiés à mes cousins[5]. Embrasse Alphonsine pour moi. J’ai été fâché de sa maladie et suis content de la savoir hors de dangers, de même que François. Adieu .
Notes
- ↑ Denis Castanet.
- ↑ Depuis avril 1792, la France est en guerre contre l’Autriche et la Prusse. Les premiers revers militaires provoquent un conflit entre le roi et l’Assemblée législative et une manifestation populaire aux Tuileries à Paris (20 juin). Après ces événements, devant le danger d’invasion, la patrie est proclamée en danger (11 juillet) et les fédérés provinciaux viennent renforcer les révolutionnaires parisiens.
- ↑ Les commissaires civils envoyés par la France à Saint-Domingue sont Etienne Polverel et Léger Félicité Sonthonax.
- ↑ Forme internationale du nom : Rochambeau, Donatien Marie Joseph de Vimeur.
- ↑ Les oncles sont Daniel Delaroche et Jean Etienne say ; les tantes sont Marie Castanet (épouse de Daniel Delaroche), sa sœur Elisabeth et possiblement leur sœur Marguerite ; les cousins sont leurs enfants : Michel, Alphonsine et Etienne François Delaroche ; Jean-Baptiste, Jean-Honoré dit Horace et Louis Say.
Notice bibliographique
D’après le site généalogique de Xavier Soleil.
Pour citer cette page
« Vendredi 9 novembre 1792 et huit jours plus tard. Lettre d’Honoré Castanet (Saint-Domingue) à sa tante Marie Castanet, épouse de Michel Delaroche (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_9_novembre_1792_et_huit_jours_plus_tard&oldid=36117 (accédée le 21 novembre 2024).
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