Vendredi 29 août 1862
Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris)
Vieux Thann 29 Août 1862
Il y a déjà bien des jours, chère enfant, que je veux t'écrire[1] et dire à ma chère Aglaé[2] combien sont vifs mes vœux pour son bonheur et combien sa lettre a été douce à mon cœur. Hélas ! ce pauvre cœur est si déchiré, il a à supporter une si cruelle et douloureuse épreuve[3]. Prie pour moi, mon enfant, afin que le bon Dieu m'accorde cette belle résignation que je suis si loin de posséder et que je trouve, en l'admirant tant, chez mon excellent mari[4] et mon excellent gendre[5]. Quel bel exemple de soumission aux décrets de Dieu ils m'offrent tous deux, et combien jusqu'alors mes efforts pour les imiter ont peu de résultat. Prie donc pour moi, chère enfant, j'ai besoin de tes prières qui doivent aller à Dieu comme celles de notre bien aimée Caroline. J'entends dire souvent que j'ai montré du courage dans les épreuves de la vie, mais combien celles que j'ai subies précédemment étaient peu de chose auprès du coup cruel qui me frappe aujourd'hui. J'ai reçu bien des lettres précieuses dans ces derniers temps, et il faut aujourd'hui que je me donne la satisfaction de te copier celle que vient de m'écrire ma chère sœur[6] et que je mets avec les tiennes et celles de tes parents[7] et de M. et Mme Fröhlich[8] au rang des plus précieuses.
- Chère et bonne Félicité; Fontainebleau 15 Août
- Je comprends que tu sois constamment en proie à des regrets de tous genres, car le malheur les amène toujours, et c'est un des vices de notre organisation, que de croire que nous pouvons par une prévoyance des événements que, grâce à Dieu, il ne nous est pas donné de posséder, en arrêter la marche ; quand au contraire l'homme est si impuissant à changer l'ordre de sa destinée, qu'il se voit forcé alors de reconnaître la suprême volonté de Dieu. Si Caroline a été atteinte si inopinément de la cruelle maladie qui devait la ravir si jeune aux plus chères affections qu'il soit donné de connaître en ce monde, c'est présumablement parce que, par la vertu qu'elle déployait, par la manière dont elle usait de son bonheur, elle s'était acquis assez de mérites pour avoir suffisamment accompli sa tâche. La vôtre est rude aujourd'hui mais la pensée que vous serez tous réunis un jour, doit te donner des forces pour accomplir l'œuvre d'abnégation léguée par ta chère Caroline. Nous pensons constamment à toi et voudrions te savoir moins ébranlée. Je sens combien la présence de Constant[9] t'est nécessaire et voudrais que vous puissiez vous voir chaque jour. Soigne-toi bien je t'en conjure. Repasse souvent dans ta mémoire la phrase que Caroline a adressée à Eugénie Desnoyers, et qui semble avoir été formulée en prévision du malheur qui vous atteint si cruellement. Console-toi aussi par la pensée que l'éducation que ta chère enfant a reçue de toi a produit de grandes vertus dont elle est certainement récompensée. Il est une douleur plus poignante encore que celle que vous subissez, c'est de voir entrer dans la mauvaise voie ceux à qui on a consacré tous ses soins. Léon[10] est un charmant et bon jeune homme qui, j'en suis sûre, ne vous donnera que de la satisfaction, et la mémoire de sa sœur bien aimée aura encore sur lui une influence salutaire. Vos chères petites filles[11] réclament toute votre tendresse et votre dévouement. Oh ma bonne Félicité, je sens toute l'étendue de tes souffrances.
Tu le vois, ma chère enfant, peut-on recevoir une lettre plus précieuse que celle-là, si semblable aux tiennes et à celles de ma très chère Eléonore. Quelle peinture parfaite de la douleur d'une mère, de la récompense attachée aux qualités, aux vertus de la bien aimée fille que j'ai perdue et qui nous a laissé sur cette terre, à mon mari et à moi, un dépôt précieux : son mari et ses enfants.
Il ne se passe pas de jours que je ne parle à ma petite Miky de sa si tendre mère, et bien souvent je suis frappée d'entendre cette chère enfant qui t'a vue si peu cependant, lier dans ses idées le nom de sa marraine[12] à celui de sa pauvre mère dont elle, et Emilie baisent fréquemment le portrait. Oh chère Eugénie, quelle oppression ! quel manque d'air à cette cruelle pensée que sur cette terre, je n'entendrai plus, je ne verrai plus ma fille chérie. Moi qui faisais des projets si doux à mon coeur de la posséder à Morschwiller où je me disais qu'elle serait là dans un bon petit nid avec son mari et ses enfants et entourée de ces mille petites choses qui viennent à la pensée d'une mère.
Adieu bien chère enfant, je t'embrasse de tout cœur ainsi qu'Aglaé et tes bons parents
F. Duméril
Ne tarde pas trop à m'écrire, je te prie, si toutefois tu en as le temps
Je ne puis assez faire l'éloge de Cécile[13] que ma chère fille traitait en vraie amie. Cécile gardera toute sa vie le souvenir le plus profond et le plus tendre de sa jeune maîtresse
Notes
- ↑ Dans cette lettre, pour la première fois, Félicité tutoie Eugénie
- ↑ Aglaé Desnoyers, sœur d’Eugénie, va épouser Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Caroline, la fille de Félicité, est décédée le 7 juillet.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Charles Mertzdorff.
- ↑ Eugénie Duméril, épouse d’Auguste.
- ↑ Jeanne Target et son époux Jules Desnoyers.
- ↑ Eléonore Vasseur, épouse d’André Fröhlich.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril, époux de Félicité, est resté à Morschwiller.
- ↑ Léon Duméril, frère de Caroline.
- ↑ Marie (Miky) et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Eugénie Desnoyers.
- ↑ Cécile est la bonne des petites filles.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Vendredi 29 août 1862. Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_29_ao%C3%BBt_1862&oldid=35993 (accédée le 15 novembre 2024).
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