Jeudi 11 septembre 1862

De Une correspondance familiale

Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris)


Vieux Thann 11 7bre 1862.

Que tes lettres me font du bien, ma chère enfant, car la pauvre mère de notre bien aimée[1] a le cœur bien brisé et quoiqu'elle ait été en butte, durant sa vie, à de cruelles épreuves, elle ne supposait pas qu'il pût y en avoir une aussi terrible que celle qu'elle subit en ce moment. En effet, bonne petite amie, j'ai bien souvent entendu vanter le courage que j'avais mis à supporter tous nos malheurs, mais je te le demande, qu'étaient-ils auprès du coup qui nous frappe aujourd'hui ? Mon cœur ne peut s'habituer à la pensée que celle que j'aimais tant n'est plus de ce monde. Je me dis que ma bien aimée n'aurait pas dû mourir, que nous aurions dû la conduire aux eaux, et je suis prise d'un agitation extrême à la pensée du refroidissement qu'elle a pris dans un jardin humide après être descendue d'une voiture qui avait été fortement chauffée par ce soleil ardent qui survient après l'orage ; et c'est au moment où je faisais de si doux projets pour la recevoir à Morschwiller que la pauvre enfant a été atteinte de la cruelle maladie dont elle ne devait pas se relever. Hier j'ai été au Moulin[2], j'ai parcouru pour la dernière fois cette maison, ce jardin, cette cour témoins de tout un bonheur, parce que pendant cette année que j'y ai passée que de fois ma chère enfant y est venue ! Que de fois mon cœur a été transporté de joie en la voyant. Ce bonheur était trop grand pour cette terre, il ne devait pas durer. A mes gémissements, aux pensées qui me viennent sur ce qu'il aurait fallu faire pour la santé de ma chère enfant mon bon mari répond que je ne suis pas raisonnable, que je perds tout le mérite de cette cruelle épreuve parce que sans cesse je dispute en quelque sorte mon enfant à Dieu dont les décrets sont impénétrables et qui voulait ravoir à lui cette âme si belle et si pure. Il me dit d'avoir profondément dans l'esprit la phrase que notre bien aimée t'a écrite et qui semble, comme le dit ma sœur[3], avoir été formulée en prévision de notre grand malheur. Dans toutes ces paroles de mon mari, dans celles de Charles[4], que de résignation ! que de haute piété ! et combien est vrai ce que me dit Mlle Ghiselain lorsqu'elle m'écrit : n'avez-vous pas auprès de vous ce Constant[5], ce véritable chrétien, qui pratique l'évangile dans toute son étendue, jusqu'à la perte de sa fille chérie !

Oui chère Eugénie  je te le promets, je vais de nouveau faire bien des efforts pour acquérir cette belle résignation dont ma bien aimée me fait la loi et que le bon Dieu seul peut m'accorder. La dernière fois que je suis sortie avec ma chère enfant, c'était à la fin d'Avril. Je faisais avec elle, Charles et Miky[6] le petit voyage de Mulhouse, là nous avons fait divers petits achats et je me disais en l'écoutant parler dans les magasins, qu'il vient un moment où une mère se met en quelque sorte sous l'égide de sa fille, j'étais si heureuse et fière de lui voir faire si bien toutes choses, et j'aimais à me tenir dans l'ombre en la regardant et en l'approuvant.

Tous ses vêtements qui me causent tant d'émotion viennent de me passer par les mains, elle faisait durer pour elle les choses tant qu'elle le pouvait en les raccommodant sans cesse, et c'était du neuf qu'elle employait pour les pauvres. Oh combien elle était digne de la fortune car elle en faisait un bien noble emploi. Combien il est doux à mon cœur de m'entretenir avec toi, enfant chérie dont l'existence était si intimement liée à celle de ma bien aimée qu'elle n'en faisait qu'une en quelque sorte.

Chère Eugénie, mon mari et moi désirons offrir un petit souvenir à notre chère Aglaé[7] à l'occasion de son mariage pour lequel nous faisons tous les vœux que dicte un attachement profond. Je viens te consulter chère enfant, et te demander ce qui pourrait lui être agréable, je possède encore des cheveux de notre bien aimée, ne devrais-je pas t'en envoyer pour que tu fasses faire un bracelet dans le genre du tien ? Nous mettrons soixante francs dans le cadeau destiné à notre petite amie et tu prendras, je te prie, cet argent dans celui que nous t'avons laissé.

Notre bon Charles vient d'être assez fortement indisposé, il a eu mal à la gorge et d'assez violents maux de tête mais grâce à Dieu le voilà en pleine convalescence aujourd'hui, et dans quelques jours il se rendra sûrement à Paris pour affaires. Ma bien aimée me disait il y a peu de mois : maman si mes amies se marient j'irai à Paris avec Charles et Miky et je te confierai Emilie[8] à Morschwiller. Hélas !

La bonne Cécile[9] est bien touchée et reconnaissante de ton petit mot, elle me charge de te le dire et d'exprimer à Aglaé tous ses vœux pour son bonheur. Toutes deux nous tâcherons bien d'aller à la messe le jour de son mariage.

Nos chères petites vont fort bien et sont tout à fait gentilles. Miky rêvait cette nuit qu'elle allait à Paris et qu'elle y voyait sa marraine[10].

Ma chère et bien aimée Adèle[11] me devient de plus en plus chère.

Tes lettres me font grand bien, tâche de ne pas trop tarder à m'écrire Je trouve dans Madame Heuchel[12] une bonne sœur.

Adieu ma chère enfant je t'embrasse de tout mon cœur ainsi que ton bon entourage. Je serre dans mes bras ta bonne mère[13] et Aglaé.

F. Duméril


Notes

  1. Caroline, la fille de Félicité, est décédée le 7 juillet.
  2. Le moulin de l’Enchenberg, propriété de Charles Mertzdorff, où Félicité et Louis Daniel Constant Duméril ont vécu du printemps 1861 à l’été 1862.
  3. Eugénie Duméril.
  4. Charles Mertzdorff, époux de Caroline.
  5. Louis Daniel Constant Duméril.
  6. Marie Mertzdorff, fille aînée de Charles et Caroline.
  7. Aglaé Desnoyers, sœur d’Eugénie.
  8. Emilie Mertzdorff, seconde fille de Caroline, née en février 1861.
  9. Cécile, bonne chez les Mertzdorff, attachée au service des fillettes.
  10. Eugénie Desnoyers, destinataire de la lettre.
  11. Probablement Adèle Duméril, nièce de Félicité, âgée de 18 ans.
  12. Elisabeth Schirmer, épouse de Georges Heuchel, l’oncle de Charles Mertzdorff.
  13. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Jeudi 11 septembre 1862. Lettre de Félicité Duméril (Vieux-Thann) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_11_septembre_1862&oldid=51750 (accédée le 21 novembre 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.