Vendredi 26 juillet 1805, 7 thermidor an XIII
Lettre d’André Marie Constant Duméril (Bayonne) à son frère Désarbret (Amiens)
n° 156
Bayonne le Samedi 7 thermidor an 13
Nous sommes arrivés hier ici après avoir fait en trois jours les soixante six lieues qui nous séparent de Bordeaux par la route la plus mauvaise qui existe peut-être en Europe. Nous avons marché jour et nuit sur des sables où les roues s'enfonçaient jusqu'au moyeu quoique notre voiture fut légère et traînée par dix chevaux. au reste j'ai moins souffert qu'aucun de nous. les Landes de Bordeaux sont un très beau site pour un naturaliste et quoiqu'il fît très chaud j'ai eu grand plaisir à aller à pied pour observer les lieux, les plantes et les animaux et la route m'a paru beaucoup plus courte. je ne me suis cependant pas trop fatigué et la preuve c'est que j'ai hier avant et après le dîner marché au moins trois heures aux environs et dans l'intérieur de Bayonne que je connais aujourd'hui comme si j'y étais resté plusieurs jours. il est vrai que la ville est petite.
Nous sommes ici dans un lieu charmant dans le pays de Labour au pied des basses Pyrénées. à peu près à une lieue de la partie de l'océan qu'on nomme le golfe de Biscaye. Deux rivières se joignent dans l'intérieur de la ville et leur bassin de réunion forme un très joli port où l'on compte à peu près soixante vaisseaux dans ce moment parmi lesquels on voit quatre ou cinq frégates. l'une de ces rivières est l'Adour que nous avions déjà traversé plusieurs fois dans les Landes, l'autre est la Nive qui naît aussi dans les Pyrénées au-dessus de Saint-jean-Pied-de-port. La ville est très jolie on y compte seulement douze mille âmes mais par la grande activité et la nature des occupations du pays on voit tant de monde dehors qu'on croirait qu'il y a au moins quarante mille habitants. La plupart des maisons sont construites en pierre de taille d'une nature singulière. Cette pierre est de la dureté du marbre et de première formation. C'est à dire qu'on ne voit pas du tout d'empreintes de corps organisés comme dans nos pays calcaires. Les rues sont pavées avec un pétrosilex qui est comme rubané. Ces pierres sont étroites en feuilles de quatre ou cinq pouces d'épaisseur placées de champ les unes au côté des autres de manière à présenter une sorte de mosaïque dans les rues qui montent et où passent beaucoup de bœufs, ce sont ici les seuls animaux qui traînent les fardeaux, on a mis d'espace en espace des solives qui retiennent ces animaux dont les pieds sont ferrés comme ceux des chevaux. Je n'ai jamais vu d'aussi jolies femmes que dans ce pays et d'une manière aussi générale. Leur coiffure est aussi fort agréable elle ressemble à celle de Figaro dans la folle journée[1]. On parle basque et ce langage a beaucoup de douceur, cependant on entend fort bien le français. On voit ici beaucoup d'espagnols, nous en avons hier rencontré plusieurs dans les rues de la ville. La plupart des marchands ont même des enseignes dans les deux langues.
Nous sommes logés dans une excellente auberge dont le nom espagnol est la Posada San Esteban, ou hôtel saint Etienne.
je mande à Auguste[2] quelques détails sur notre voyage et je le prie de vous les communiquer. Nous ne resterons ici que le temps nécessaire pour faire nos dispositions afin de nous rendre à Madrid. On nous dit que nous pourrons y être en huit à dix jours parce qu'on ne voyage pas de nuit. La poste est partie hier et comme il n'y a de courrier que des deux jours l'un, nos lettres ne partiront que demain. Nous espérions trouver ici des nouvelles de Paris et surtout des instructions précises du Ministre de l'Intérieur[3]. Elles ne sont pas encore arrivées. Nous espérons qu'elles nous parviendront aujourd'hui. Dans tous les cas nous sommes décidés à quitter Bayonne lundi ou mardi au plus tard. Dès le premier jour nous coucherons en Espagne.
J'aurai soin de vous donner de mes nouvelles lorsque nous serons arrivés à Madrid. Je suis porteur des meilleures lettres de recommandation pour notre ambassadeur le Général Beurnonville et pour le prince de la Paix[4] : l'Institut national m'a chargé spécialement de visiter les cabinets en son nom et le muséum d'histoire naturelle m'a autorisé à faire des échanges.
J'embrasse bien tendrement toute la famille.
Ton ami C. Duméril
Notes
Notice bibliographique
D’après l’original (il existe également une copie dans le livre des Lettres de Monsieur Constant Duméril, 2ème volume, p. 118-121)
Pour citer cette page
« Vendredi 26 juillet 1805, 7 thermidor an XIII. Lettre d’André Marie Constant Duméril (Bayonne) à son frère Désarbret (Amiens) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_26_juillet_1805,_7_thermidor_an_XIII&oldid=35964 (accédée le 21 novembre 2024).
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