Vendredi 16 et samedi 17 septembre 1870 (B)
Lettre d’Eugénie Desnoyers, avec un ajout d’Émilie et Marie Mertzdorff (Bâle) à leur époux et père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Bâle
Vendredi soir
16 7bre 70
Mon cher Ami,
Les évènements se succèdent avec une telle rapidité et les émotions sont si grandes qu'il semble réellement qu'on vive dans le pays des songes. Dans l'éloignement on ne croirait pas à la triste réalité si on ne voyait continuellement passer ces voitures d'émigrants ! car il faut bien appeler les choses par leurs noms, voitures chargées de matelas, de meubles, d'enfants de femmes et tous pleurant et ne sachant où aller, mais ce soir il n'y a plus personne sur les trottoirs, chacun aura donc pu trouver un toit pour s'abriter. Il est si pénible de quitter son pays et pour ceux qui ne savent pas où aller avec leurs enfants que d'angoisses de plus. C'est comme pour les femmes de nos 3 domestiques[1] qui sont ici, je te prie, s'il y avait lieu de faire soigner et veiller pour elles et leurs enfants, il m'est si pénible de penser que nous on nous éloigne et que eux au contraire sont obligés de laisser leur famille.
Hier soir est arrivé un convoi de 340 Strasbourgeois (femmes et enfants) nous en avons vu beaucoup et avons même cherché à leur parler afin d'avoir les renseignements sur la mère de Mme L.[2] et nous les avons obtenus, aussi bons que possible, d'une dame juive qui loge avec sa famille chez Mme Oswald. Mais je pense que Mme L. écrit tout cela, avec détail à son mari. Il nous tarde de le savoir rentré, à bon port auprès de toi, car les bruits qu'on nous rapporte ne sont pas trop rassurants ; L'ennemi prendrait les jeunes gens pour les faire travailler aux travaux de sièges. Mais est-ce que cela n'est pas hors les lois de la guerre ? Mme Lelièvre est arrivée ici bien fatiguée, elle est sans nouvelle de ses filles[3] qui sont <en> Normandie et avec lesquelles elle ne correspondait plus depuis 6 semaines, M. Mairel doit savoir où elles sont, j'ai donc promis que s'il y avait une occasion pour que ma lettre parte je te prierais de faire demander chez M. Mairel un petit mot que tu m'enverrais pour que je puisse lui faire parvenir ici ou simplement me dire quelles sont les dernières nouvelles reçues.
Que de douleurs. M. Lelièvre est resté à < > toutes israélites qui sont sorties de Strasbourg, on attend encore demain une nouvelle arrivée. Nous avons été aujourd'hui chez Mme Oswald, c'est une femme qui nous a beaucoup plu par sa façon amicale et simple et surtout dans sa façon de parler et d'agir on voit du cœur et beaucoup de naturel. Elle nous a engagées à venir passer avec elle l'après-midi demain, nous n'avons pu refuser et irons. Après cette visite, je suis allée avec mes fillettes chez les Gotti j'ai été bien reçue gens aimables, mais il ne faut pas chercher autre chose, ils viendront nous voir dimanche et s'il fait beau je leur ferai faire une promenade en voiture.
J'ai écrit à maman[4], ma lettre pour Paris a été prise à la poste (via Genève) mais celle de Mme L. pour le Bas-Rhin a été refusée.
Nos petites filles[5] vont bien, Émilie un peu enrhumée mais ce n'est rien, elles profitent bien de leur séjour je dirais presque à la campagne, tant l'air paraît pur ici, nous avons fait deux longues courses à pied dans la ville. Quoiqu'elles entendent bien toutes les misères qui se racontent elles sont certainement mieux ici que si elles assistaient à l'ombre de ces atrocités. Ce qui n'empêche pas que pour m'aider à supporter mon exil je me figure que tu vas nous rappeler prochainement, car vivre en te sachant seul, avec tant de responsabilités, et d'inquiétudes ce n'est plus vivre, et il faut prier Dieu qu'il nous aide tous à supporter courageusement un tel temps d'épreuve, car il semble que les forces doivent vous abandonner. De quelques côtés qu'on se retourne tout est si sombre et triste : souffrance morale et inquiétudes pour ceux qu'on aime.
Je n'ai pas de recommandations à te faire, tu penses à tout, et quant à ma maison c'est un petit sacrifice à côté de tout ce qui absorbe le cœur et l'esprit en ce moment. à la grâce de Dieu. Seulement sois prudent par amour pour nous.
Bonsoir, Ami aimé, où es-tu, que fais-tu ? Peut-être ne peux-tu pas jouir seulement du repos dont tu as si grand besoin. Je t'embrasse comme tu sais que je t'aime
ta petite femme aimée
Eugénie M.
Amitiés à Oncle et tante Georges[6] que je n'ai pas pu aller voir avant mon départ.
Samedi 10h Vogt[7] revient de chez Mme Oswald qui nous fait dire que nous pouvons envoyer nos lettres. Je profite encore de ce petit bout pour t'envoyer les meilleures tendresses de tes bonnes petites filles et de ta Nie. Nous attendons impatiemment de tes nouvelles. Les soldats < > pour pouvoir faire respecter la neutralité. Les voitures d'émigrés continuent à passer. On dit l'ennemi très près, et se dirigeant sur Belfort. Paris doit être à Sud et Sud-Est cerné d'après ce que nous lisons dans le journal de Bâle, il n'y aurait plus que par l'Ouest que le chemin de fer communique.
Quel bonheur quand tu pourras être de nouveau avec nous.
Je crains toujours que tu ne me tiennes pas au courant de ce qui sera pour toi.
Enfin courage à tous. Que Dieu nous vienne en aide. Encore un bon baiser
EM.
Mon cher papa je t'écrirai. Adolphe[8] et Juliette[9] sont très gentils. Adieu père je t'embrasse
Émilie
Mon cher père, ta petite mimi vient aussi te dire combien elle t'aime et qu'elle aimerait bien te voir.
Marie.
Notes
- ↑ Stéphane, Louis et Ignace Vogt, époux de Marie Anne Capon.
- ↑ « Mme L. », Marie Thérèse Adèle Boltz, épouse d’Etienne Charles Antoine Lelièvre, est fille de Marie Madeleine Elisabeth Charlotte Antoinette d'Eslon, épouse en seconde noce de Barthélemy François Mairel.
- ↑ Dont Camille Lelièvre.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Emilie et Marie Mertzdorff.
- ↑ Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
- ↑ Vogt, cocher chez les Mertzdorff.
- ↑ Adolphe non identifié.
- ↑ Juliette, employée par les Duméril ?
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Vendredi 16 et samedi 17 septembre 1870 (B). Lettre d’Eugénie Desnoyers, avec un ajout d’Emilie et Marie Mertzdorff (Bâle) à leur époux et père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_16_et_samedi_17_septembre_1870_(B)&oldid=58633 (accédée le 18 décembre 2024).
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