Mardi 5 et mercredi 6 décembre 1871

De Une correspondance familiale


Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris)


original de la lettre 1871-12-05 pages 1-4.jpg original de la lettre 1871-12-05 pages 2-3.jpg


Vieux-Thann[1]

Mardi 6 h

Tu es bien gentille, Ma Chérie, de m'écrire ainsi, et je ne saurais te dire le plaisir que me font tes lettres, au moins je vis par la pensée avec toi, seulement je regrette de ne pouvoir pour maman[2] et pour toi faire quelque chose, c'est à dire être près de vous et vous entourer de l'affection que j'ai pour vous, vous le savez, et que partagent les miens d'ici. Mes pensées sont bien les mêmes que les tiennes, on vit avec ceux qui ne sont plus et notre Julien[3] était tellement nôtre à tous qu'en le perdant nous avons perdu une partie de nous mêmes... et nous cherchons, cherchons toujours ce chéri qui savait jouir si doucement de l'affection qu'il savait bien que nous avions pour lui, il avait confiance en notre tendresse, et nous tous nous nous reposions sur lui. Dieu n'a pas voulu nous laisser jouir de tout ce bonheur,... sa volonté est toujours sainte et probablement que nous étions trop attachés aux choses d'ici-bas car depuis notre malheur nous sentons bien mieux que tout cela n'est rien et que des êtres aimés nous appellent dans une autre patrie. Comme tu le dis, moi je suis absorbée par mes petites filles[4], il faut bien que je pense à ce que je leur fais faire et alors il faut que je sorte de mes pensées, il n'en est pas de même le soir ou quand je m'occupe de la maison. On sent bien que cette occupation est très utile, mais souvent on a tant d'ennuis, enfin c'est une petite croix.

Aujourd'hui on a posé les vieux tapis de ma chambre et de celle des enfants, je n'en ai pas pour les 2 autres pièces, parce que j'ai trop beau (celui du salon bleu que je ne pose pas) et trop laid (un qui est usé) puis les doubles fenêtres sont posées partout, on a fait les navets aigres (des navets coupés et placés avec du sel dans un petit tonneau) ce n'est pas un délice, c'est la dernière provision, nous sommes prêts pour l'hiver, je souhaiterais à chacun moitié de ce que j'ai préparé, mon surplus est destiné à faire des heureux, car il y a ce qui trouve tout cela un délice...

Marie me réclame depuis un moment, elle veut faire ses lectures avant que Charles[5] ne monte elle a raison... il faut que je te quitte...

Mercredi matin 7h

Je viens d'écrire un mot à Mulhouse pour qu'on m'envoie une sonate pour Marie et comme le silence est encore complet dans la petite chambre, j'en profite pour reprendre ma causerie. Du reste j'ai ordonné à ma grande Marie qui allonge et amincit beaucoup en ce moment de dormir ce matin jusqu'à ce qu'elle n'ait plus sommeil ; elle est fraîche comme une petite rose mais a souvent des petits malaises qui passent comme ils viennent, elle travaille très bien et tout en ne voulant pas la fatiguer, elle n'est jamais plus heureuse que quand notre temps est bien rempli, car je suis tout pour elle plus que jamais. Tu as bien deviné je ce sera très intéressant pour moi d'aller au cours et les petites se réjouissent d'accompagner Marthe[6] un jour : et puis ne faudra-t-il pas que pour les classes qui vont suivre je prenne des indications plus précises pour jusqu'au moment où je pourrais réellement leur faire suivre des cours ?... Tout cela est embarrassant, à chaque jour suffit sa peine. Nous verrons pour l'année prochaine.

Jean[7] a bien choisi ses modèles et sera aussi un bon et cher garçon. Pauvre Cécile[8] je la plains. Que de difficultés. Au point de vue de Jean, le parti qu'elle prend de vous le laisser le plus possible est certainement ce qui peut être le plus avantageux à son petit garçon, mais pour elle que de privations et comme tu dis, combien le monde comprendra peu. Je te remercie de m'avoir mis au courant car ce sont des questions qui m'intéressent beaucoup. Pour toi c'est certainement de la peine mais tu dois être contente de sentir que tu es utile à ce cher petit bonhomme. Son Emilie[9] est toujours ce que bonne-maman Desnoyers[10] l'a jugée ; il est impossible de voir une petite conscience plus droite, plus vraie, plus gaie, plus consciencieuse, c'est quelque chose de si mignon, comme un petit oiseau.

1h. Les ouvriers rentrent, la petite fille en question me charge de 3 baisers : un pour tante, un pour oncle[11], un pour Jean. Depuis ce matin je n'ai pu reprendre la plume. Les leçons, puis les tapis à ranger, Cécile[12] qui part demain matin pour 15 jours voir ses parents à Lyon.

Charles ne devait pas aller à Mulhouse mais il a dû partir à 11h pour voir où sont les marchandises ; il est ennuyé et beaucoup comme lui, car il faut bien penser que le même esprit existe toujours dans la classe ouvrière, et que c'est là où est le grand mal qui bouleversera encore la société aussi ne plaignons pas nos chers morts et tâchons de nous rendre dignes d'eux.

Le temps est splendide, maman va pouvoir avancer ses travaux[13], je voudrais la savoir rentrée à Paris près de toi, elle verrait toujours quelques personnes et quoique cela n'amuse pas, ça force à se distraire, et pour la santé c'est nécessaire, je lui écrirai un de ces jours.

La mort de M. Fröhlich nous a surpris nous ne le savions pas malade, j'ai écrit à sa femme[14], si j'avais su l'adresse de M. Cordier je lui aurais écrit à l'occasion de la mort de sa petite fille[15].

J'oublie ce que je veux t'écrire et je te répète probablement les mêmes choses, je suis très pressée. Les enfants vont descendre au jardin casser la glace du jet d'eau, je veux ranger le linge avant de descendre...

Mille amitiés à toi, maman, et tous les chers amis qui t'entourent

EM

Que désires-tu en calicot ?

Ecris-moi,

je brûle les lettres à mesure que les suivantes arrivent. Fais-en autant des miennes.


Notes

  1. Lettre sur papier deuil, non datée, à situer à la suite de celle du 4 décembre 1871 où il est fait allusion à Marthe Pavet de Courteille.
  2. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  3. Julien Desnoyers (†).
  4. Marie et Emilie Mertzdorff.
  5. Charles Mertzdorff.
  6. Marthe Pavet de Courteille.
  7. Le petit Jean Dumas.
  8. Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  9. Emilie Mertzdorff.
  10. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  11. Aglaé Desnoyers et son époux Alphonse Milne-Edwards.
  12. Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
  13. A Montmorency.
  14. Eléonore Vasseur, veuve d’André Fröhlich.
  15. Enfant non identifiée.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mardi 5 et mercredi 6 décembre 1871. Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_5_et_mercredi_6_d%C3%A9cembre_1871&oldid=41365 (accédée le 28 avril 2024).

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