Samedi 24 septembre 1853

De Une correspondance familiale

Lettre d’Auguste Duméril (Boulogne) à son épouse Eugénie Duméril (Paris)


d’André Auguste Duméril.

Boulogne. Samedi 24 Septembre 1853 2 h ½.

Je pense, ma bien aimée, que tu auras reçu ce matin le billet que je t’ai écrit, bien à la hâte. Ce que je souhaite, c’est qu’il t’ait trouvée sortie de la première période, et la plus pénible, sans contredit, de tous tes embarras domestiques : je veux dire, après le départ de Madeleine[1]. Je me suis, bien des fois, demandé hier, comment les choses se seront passées. A juger par la souplesse qu’elle avait mise jusqu’à vendredi matin, j’aime à espérer qu’elle aura bien compris que sa présence à la maison n’était plus possible, et que son départ se sera effectué sans difficulté. Je ne sais si mon père[2] pense, de son côté, à toute cette ennuyeuse affaire, mais nous n’en n’avons pas ouvert la bouche, ni l’un, ni l’autre.

Hier, la pluie, qui avait commencé vers midi, nous a tenu complètement rigueur, jusqu’à 6 heures du soir, et de 4 heures à 5 h ¼, nous avons parcouru les rues de Boulogne, et nous avons été jusqu’au bord de la mer, par une pluie battante. Nous avons dû changer de chaussures et de bas, avant le dîner, qui a eu lieu à 6 heures, à une table d’hôte très réduite, car nous n’étions que cinq, avec le maître d’hôtel, qui est fort bien, et avec lequel nous avons pu causer, ainsi qu’avec une vieille dame anglaise, qui parle bien le français, mais dont le mari ne sait que quelques mots. Après le dîner, nous avons été prendre du café, dans un grand Café-Estaminet, horriblement enfumé, puis nous avons parcouru les grandes rues, ce qui nous avait donné déjà une assez bonne idée de la ville, qui est très animée.

Heureusement, nous n’avons pas eu de pluie, pour cette promenade du soir. Nous nous sommes couchés un peu avant dix heures. Ainsi que mon père, j’ai lu quelques moments, dans mon lit, (la Case de l’Oncle Tom[3]). Nous avons 2 chambres séparées, mais sur le même palier, et nous avons, l’un et l’autre, très bien dormi. Je me suis éveillé à 6 h ½, me suis levé à 7 h moins ¼, et me suis trouvé prêt ¾ d’heure environ avant mon père, qui était resté à lire, dans son lit, un petit livre sur Boulogne, que nous avons acheté hier.

5 h moins ¼. Je reprends cette lettre, ma petite bien aimée, après une interruption de 2 h ¼, à cause d’une promenade que je viens d’aller faire seul, sur les jetées. Mon père, ayant eu un peu de coliques, quoique sa constipation n’ait pas encore vraiment cédé, et se sentant un peu fatigué, ce qui ne m’étonne pas, après plus de 4 heures de courses : il a désiré ne pas sortir, et il s’est mis sur son lit, où je viens de le trouver tout à fait endormi, d’un sommeil que je regrette un peu d’avoir interrompu, mais qui, je l’espère, lui aura fait du bien. Il avait, du reste, déjeuné de fort bon appétit (pour lui), à 11 h. Je crois que c’est cette constipation qui, ayant déterminé des coliques, aura augmenté la fatigue. Il n’avait pas mauvaise mine, et il dit qu’il se sent bien. Je suis moi-même un peu pris de lassitude, mais je suis en aussi excellente disposition que possible, et ne sens pas du tout ma gorge.

Il y a bien d’ailleurs de quoi être un peu las, quand on a fait, dans sa journée, les courses, dont je vais te donner un récit très abrégé. A 9 heures, en sortant, nous avons commencé par aller sur la plage, pour la voir à marée basse. Elle est magnifique, a beaucoup d’analogie avec celle de Trouville, mais tout ce qu’on dit de la distance de la mer, me semble vrai, car elle est bien 2 fois ½, si ce n’est 3 fois, aussi considérable, que celle qu’il y a, à Trouville, à marée basse. Après avoir parcouru, sur le sable, une distance à peu près égale à celle qui sépare les bains, des roches (toujours à Trouville), nous avons monté sur la hauteur, et avons pris le chemin des Douaniers.

Jusque là, l’analogie est grande, mais au-delà de ce chemin, rien, qui rappelle les hauteurs de Trouville : on est en rase campagne. Cette course, assez longue, nous a ramenés à l’hôtel, à 11 h, et nous avons déjeuné. Le temps, qui menaçait de devoir être défavorable, car il pleuvait à 6 h ½, s’est levé, au contraire, vers les 7 heures, et nous avons eu, jusqu’à ce moment, un temps admirable, que nous voudrions bien avoir demain. Après le déjeuner, à midi, nous avons visité un grand marché, qui se tient 2 fois la semaine, et où toutes les dames françaises et anglaises font leur marché, car je dois te dire que les Anglais forment ici une partie très considérable de la population et comme un certain nombre de leurs usages ont été importés, cela donne à la ville une physionomie toute particulière, et qui, loin de lui nuire, lui est au contraire, très avantageuse, et je trouve cette ville extrêmement jolie, et d’une extrême animation. Par la manière dont les maisons sont construites, elle me rappelle un peu Southampton[4]. Nous avons visité, avec assez de détails, le Musée, qui contient beaucoup de choses intéressantes, en tout genre, et en particulier, en animaux[5]. De là, nous sommes montés dans ce qu’on appelle la haute ville, sur laquelle je te donnerai des détails, de vive voix. Nous avons fait une très agréable promenade, sur les remparts. C’est alors que nous sommes rentrés, que j’ai commencé ma lettre, puis que je suis allé sur les jetées (à la mer haute). Leur extrême longueur les rend très remarquables. J’ai vu prendre des bains, pour lesquels on va chercher la mer, en cabanes roulantes ; puis je suis rentré, pour achever ma lettre, et comme voici mon père prêt à sortir, et disant qu’il se sent tout à fait reposé, nous allons faire un tour, avant le dîner de 6 heures, et s’il se sent bien, nous irons un moment au spectacle, où l’on donne le Domino noir[6], pour n’avoir pas l’ennui de l’estaminet. Je t’embrasse donc en toute hâte, aussi tendrement que je t’aime.

J’embrasse Adèle[7] bien fort : ne m’oublie auprès de personne, demain dimanche. J’ai bien pensé à votre course de Montmorency aujourd’hui.

Ton bien aimé.

Je ne sais pas si je pourrai t’écrire demain, de Calais. Ne te gêne pas pour m’écrire, je t’en prie. Ce serait à St-Omer, bien entendu, que tu adresserais ta lettre.


Notes

  1. Madeleine, domestique chez les Duméril.
  2. André Marie Constant Duméril, veuf depuis le mois de mars 1852.
  3. La Case de l'oncle Tom (Uncle Tom's Cabin) est un roman de l'écrivaine américaine Harriet Beecher Stowe (1811-1896), publié en 1851. Il connaît un énorme succès et dès 1852, il paraît en France : sous forme de feuilleton dans L'e Phare de la Loire et dans de nombreuses éditions (parfois sous le titre : La Cabane de l’oncle Tom). Signalons l’édition de Charpentier, 1853, avec une traduction de Mme L. Sw. Belloc.
  4. Auguste fait allusion à son voyage en Angleterre (juin 1851) qui l’a mené à Southampton et à Londres.
  5. Le musée de Boulogne est renommé pour ses deux galeries d’histoire naturelle qui exposent poissons, insectes, et collections de papillons et d’oiseaux de mer.
  6. Domino noir, opéra comique en 3 actes de Daniel François Esprit Auber, livret d’Eugène Scribe, créé à Paris en 1837.
  7. Adèle Duméril, leur fille de 9 ans.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Voyage à St Omer, Boulogne, Calais et Dunkerque, avec mon père, en 1853 », p. 578-583

Pour citer cette page

« Samedi 24 septembre 1853. Lettre d’Auguste Duméril (Boulogne) à son épouse Eugénie Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_24_septembre_1853&oldid=35514 (accédée le 20 avril 2024).

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