Samedi 19 septembre 1846 (C) et dimanche 20
Lettre d’Eugénie Duméril (Paris) à son mari Auguste Duméril (Bonn)
d’Eugénie Duméril
Samedi 19 Septembre 1846.
J’ai reçu hier ta lettre, datée d’Aix, mon tendre ami, et tout à l’heure, celle écrite de Bonn. J’avais bien besoin hier de nouvelles. Avant-hier, je m’attendais tout à fait à recevoir une lettre, venant de Bruxelles, ne m’inquiétant pas d’un jour de retard, puisque j’avais eu l’exemple de celui des deux lettres, écrites d’Alost ; mais ne recevant pas de ton écriture, après quatre jours, je perdis mon courage, que j’avais si bien su conserver jusque-là. Ah ! mon tendre ami, puisses-tu ne jamais éprouver d’inquiétudes sur mon compte ! C’est trop cruel. J’étais trop malheureuse pour rester seule. J’allai chez Félicité[1], où les plus tendres caresses me furent prodiguées. On me fit comprendre que s’il était arrivé un accident sur le chemin de fer, on en aurait été informé sur le champ, à Paris, et les paroles sages de Constant[2] ne contribuèrent pas peu à me rassurer. Cependant comme j’avais les paupières très enflées, et me sentais fort secouée, je me rendis aux instances de mes parents, qui me retinrent à dîner, avec Adèle[3], et, au lieu d’entrer au salon, où il y avait du monde, je montai dans ma chambre, avec ma petite compagne, où, au bout de quelques instants, je reçus la visite d’Eléonore[4], qui venait passer ici la soirée du jeudi. Cette bonne visite me fit du bien. Eléonore me renouvela vivement son désir de nous posséder le plus tôt possible à Montataire. Mais je ne réfléchissais pas que, revenant par Strasbourg, tu ne devais pas passer par Creil. Je répondis cependant à Eléonore que j’aimerais bien n’aller chez elle qu’après t’avoir possédé un peu ici. Sophie[5], avec sa figure renfrognée, m’annonce que je puis déshabiller Adèle, pour la mettre au bain.
Adèle dort, et je reprends ma conversation. Cette Sophie est pour moi aussi mal que possible, depuis notre séparation, car elle cherche toutes les occasions d’augmenter ma peine, par ses réponses, et par l’expression de sa figure, en me parlant. Cependant, mon bien-aimé, tu peux croire, je m’endors contente de moi, et le sommeil vient vite. Je n’ai pas encore passé une seule mauvaise nuit, depuis ton départ. Je pense que tu passes le temps d’une manière si agréable que je ressens une grande douceur à y songer. Je ne te cacherai pas cependant qu’il me faut prendre un grand empire sur moi, pour en venir là. Si je me laissais aller à mon imagination, je pleurerais presque du matin au soir ton absence. Mais sois tranquille : ta petite amie veut se montrer digne de toi, et tu peux avoir confiance en son courage : comment pourrais-je t’exprimer le bien que m’a fait ta lettre d’hier ! Quelles bonnes larmes me viennent aux yeux en te lisant. Tu me parles de ton affection, et mon cœur te répond, mon tendre ami, mon bien aimé, l’absence redouble mon amour. Après ce voyage, dont je jouis pour toi, ne te sépare jamais plus de ta petite femme. Toujours unis, toujours ensemble, n’est-ce pas, mon bon Auguste. En attendant ce jour heureux de notre réunion, jouis bien de me savoir tranquille. Si tu savais le bien que m’a fait cette nouvelle, que tu voyages avec un compagnon de ton âge[6], qui te paraît fort bien ! Je suis si contente de voir ce beau temps qui s’est montré constamment sans nuage, depuis mon arrivée. J’ai été surprise d’apprendre que tu avais eu de la pluie. Je m’aperçois avec une grande satisfaction que tu jouis autant que possible de ton voyage, et quand tu seras de retour, je m’applaudirai de t’avoir engagé à le faire. Mon occupation constante est de repousser les craintes que j’éprouve, et j’y parviens presque toujours. Je n’ai pas encore pu mettre mes effets en place. Hier, j’ai passé mon après-midi chez cette excellente Félicité, qui a voulu me conduire chez une sœur Rosalie supérieure du couvent des Orphelines, et avec qui elle s’est trouvée en rapport à l’occasion de Mme Dinaucourt, qui était malade. Tu sais que cette dame habitait la cour de Félicité. Cette sœur Rosalie est souvent chargée de placer des domestiques et elle m’en a indiqué une, chez qui nous avons été, Félicité et moi, au Marais. Mais cette fille ne m’a pas convenu. C’est une chose si difficile à trouver ! Cette excellente Félicité est venue deux fois, ce matin. Maman[7] veut parler à Sophie, et j’aimerais bien mieux que ce fût Félicité. Je ne sais à quoi mènera cette explication, mais je ne pourrai garder Sophie, tant qu’elle serait impertinente, je puis même dire méchante, avec moi. Je t’écris aujourd’hui, et terminerai ma lettre demain, parce que tu sais que le dimanche, on a moins de temps pour la poste. Le buraliste étant trop pressé l’autre jour, n’a pas voulu donner à Edouard[8] les explications qu’il demandait, mais je saurai, ce soir ou demain, par Constant, où je dois adresser ma lettre. J’irai, après avoir conduit la petite chez Félicité, rue des Fossés St Victor, demander jusqu’à quelle heure j’aurai demain à la poste. Sophie, qui a pris la journée pour des courses qui la concernent, a dû commencer par aller chez Félicité. Tu peux être tranquille sur ma manière d’être avec Sophie. Je lui ai très peu parlé, et n’ai eu aucune explication avec elle. Demain, j’irai à la messe de huit heures, et en sortant, je dois aller rendre la réponse à la sœur Rosalie. A demain.
Adieu, mon petit tendre.
Dimanche. Je n’ai été qu’à la messe de 9 heures, parce que j’ai pris Adèle dans mon lit, à 6 h ¼, et que nous nous sommes endormies toutes deux, jusqu’à 8 heures, mais je viens de voir une sœur, à l’église, du couvent de sœur Rosalie, qui s’est chargée de ma commission. Maman a eu le tort de garder hier Sophie 2 heures 1/2, et je ne sais tout ce qui se sera dit, pendant tout ce temps. Il paraît que Sophie s’est plainte de mon mauvais caractère, et a dit que Séraphine m’avait quittée à cause de cela. A présent, Sophie n’avoue pas avoir dit cela. Quoiqu’il en soit, elle est partie, promettant de faire des efforts sur elle. Elle restera donc, si elle ne retombe pas dans ses impertinences, et voilà où en sont les choses. J’ai eu bien des agitations, tu conçois, par rapport à tout cela, mais je t’assure que j’ai su prendre de l’empire sur moi, et je te répète que je n’ai pas encore passé une seule mauvaise nuit. Hier, j’ai été voir ce pauvre M. Bibron, qui tousse toujours beaucoup, et ne peut plus suivre le cours de papa[9], depuis 4 à 5 jours. Sa femme et sa sœur[10], qui dînaient avec lui, l’emmenaient à l’Opéra Comique, quoiqu’il préférât beaucoup rester chez lui. Ils m’ont fait beaucoup d’amitiés. Nous nous trouverons ce soir ensemble chez Félicité. Je ne t’ai pas encore parlé dans cette lettre de notre petite, mais j’avais chargé maman de te dire que sa dent est percée et qu’elle n’a plus de sang, dans ses garde-robes. Cette chère enfant est tout à fait guérie, et elle ne m’a pas réveillée une seule fois, la nuit, depuis mon arrivée. J’espère bien que dans huit jours elle aura repris sa bonne mine, comme avant sa maladie.
Je pensais, ce matin : « Il y a huit jours, Auguste et moi, nous promenions, dans le jardin de ma tante[11], et au moment de prendre une décision, nous étions bien tristes. Dans huit jours, Auguste me reviendra, et aujourd’hui, je suis à la moitié de mon temps d’épreuve. Que Dieu me donne la force de le bien supporter, jusqu’au bout, comme je l’ai fait jusqu’à présent. » Et je priais bien Dieu. J’espère qu’il m’exaucera. Constant a beaucoup à faire, et il ne pourra t’écrire. Il a rempli ta commission, au sujet des trois cents F. M. Demarquay[12] est venu passer la soirée, vendredi, et tu peux comprendre sa surprise en me voyant. Il m’a chargé de beaucoup d’amitiés pour toi. Il m’a pris la main, en arrivant.
M. Béclard[13] est retiré du concours. Il paraît que ce pauvre M. Malard n’a presque plus l’espoir de demeurer à St Omer. On lui a dit que s’il était nommé agrégé, il ne serait pas certain d’y rester : ainsi donc, on lui a retiré sa seule espérance. Il ne partira pas avant quelques jours d’ici, je pense. Alfred[14] a demandé Limoges : je ne sais si je te l’ai dit. Eléonore Fröhlich est partie vendredi. Voilà toutes les nouvelles que j’ai à te donner. Je t’écrirai mardi, pour la dernière fois, et j’adresserai ma lettre à Strasbourg. Je rangerai aujourd’hui une partie de mes effets. Demain, je m’occuperai de mon linge, et quand j’aurai terminé mes petits rangements, j’écrirai à Alost et à Lille[15]. Je ferai en sorte que cette semaine ne me paraisse pas trop longue.
Adieu, mon bon petit mari. Je t’envoie de cœur mes meilleurs baisers.
Ton Eugénie.
Papa sonne le déjeuner. Tout le monde me charge de mille amitiés pour toi. Adieu encore, mon bien aimé.
La nomination d’Alfred est aujourd’hui dans tous les journaux.
Je reçois, à l’instant, ta lettre de Bonn, mon adoré petit mari, et je décachette ma lettre, pour te dire combien je suis touchée et reconnaissante de cette vive affection, qui t’a fait m’écrire chaque jour. Je n’espère pas, mon bien aimé, que tu puisses continuer à le faire, mais que tu me donnes de consolations ! Je m’afflige de ta séparation d’avec ton compagnon.
Que ne donnerais-je pas pour être auprès de toi ! Comme tu me dis si bien, ô mon tendre ami, ne nous donnons pas de regrets inutiles. Je n’ai pas besoin de te dire combien tous les détails que tu me donnes sur tes impressions m’intéressent vivement. Tu t’en fais une juste idée.
N’espérons pas que ce beau temps continue : le baromètre est à grande pluie.
Notes
- ↑ Félicité Duméril, sœur d’Eugénie.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril, mari de Félicité.
- ↑ Adèle Duméril, fille d’Auguste et Eugénie.
- ↑ Eléonore Vasseur, épouse d’André Fröhlich ; ils habitent Montataire, près de Creil.
- ↑ Sophie est la bonne d’Adèle.
- ↑ M. Darancourt.
- ↑ Alphonsine Delaroche.
- ↑ Edouard Vasseur.
- ↑ André Marie Constant Duméril.
- ↑ Jeanne Belloc, épouse de Georges Bibron, et (probablement) Louise Elisabeth Bibron sa sœur.
- ↑ Fidéline Cumont, épouse de Théophile (Charles) Vasseur.
- ↑ Le chirurgien Jean Nicolas Demarquay, ami d’Auguste Duméril.
- ↑ Jules Béclard, fils de Pierre Auguste.
- ↑ Alfred Duméril.
- ↑ Où résident des membres de la famille Duméril.
Notice bibliographique
D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 483-491
Pour citer cette page
« Samedi 19 septembre 1846 (C) et dimanche 20. Lettre d’Eugénie Duméril (Paris) à son mari Auguste Duméril (Bonn) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_19_septembre_1846_(C)_et_dimanche_20&oldid=35420 (accédée le 21 novembre 2024).
D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.