Samedi 19 septembre 1846 (B) et dimanche 20

De Une correspondance familiale

Lettre d’Auguste Duméril (Francfort-sur-le-Main) à son épouse Eugénie Duméril (Paris)


d’André Auguste Duméril.

Francfort-sur-le-Main Samedi 19 Septembre 1846

10 heures moins ¼ du soir.

Deux bien grands bonheurs m’étaient réservés pour aujourd’hui, chère et bonne Eugénie, car outre cette si bonne et si affectueuse lettre de ce matin, où j’ai retrouvé tout entière cette âme si aimante, qui m’a déjà procuré, et me procurera encore tant de bonheur, j’ai eu la joie d’en trouver une autre, ce soir, à 7 heures, à Francfort. Cette dernière m’est aussi bien précieuse, car si la première m’annonçait ton heureuse arrivée, ce qui m’a causé tant de joie, la seconde me donne de vos nouvelles, de deux jours plus tard, c’est-à-dire du jeudi. Tu le vois, chère petite bonne amie, ces distances, qui paraissent si grandes, ne le sont pas tant, puisque 48 heures suffisent pour l’arrivée d’une lettre. Celle que je t’ai écrite ce matin, a bien manqué ne pas partir, heureusement que, quoique l’heure fût sonnée, on a pu encore la prendre. Quelle délicieuse chose, tendre amie, que de se sentir ainsi aimé, et avec quel bonheur, quand j’ai été seul, ce soir, dans ma chambre, j’ai embrassé ces bonnes pages, sur laquelle a posé ta si bonne et jolie petite main. Combien l’assurance que tu me donnes de ton repos d’esprit, assurance à laquelle j’aime croire, me rend heureux ; combien cette persuasion, où je crois pouvoir être à présent, que tes nuits sont bonnes, me fait du bien, et ajoute du prix aux impressions, si pleines de charmes, que me font éprouver les belles choses que je vois ! Parle-moi toujours de cela, dans tes lettres ; j’ai trop à cœur d’être au courant de ce que tu éprouves pendant mon absence, pour ne pas attacher la plus grande importance à tout ce qui se rapporte à ta satisfaction. Et cette chère petite Adèle[1], il me semble que je la vois, rentrant dans ses habitudes, reprenant ses manies et cherchant à captiver l’attention de sa bonne-maman[2], qui lui a déjà certainement, plus d’une fois, vidé le panier aux joujoux. Quel bonheur que cette indisposition n’ait eu aucune suite. Cette malheureuse dent n’est peut-être pas encore percée : ne manque pas de m’annoncer quand la petite cuillère aura fait entendre ce son, qui plaît tant à l’oreille. Embrasse bien cette chère enfant pour moi. Quelle vexation que tu sois arrivée ainsi seule, à Paris : tu ne me dis pas comment s’est effectuée la reconnaissance de tes bagages : j’espère que cela ne t’aura pas causé trop d’ennuis. Si j’avais pu prévoir cela, je ne t’aurais certainement pas laissée retourner seule : enfin c’est maintenant une affaire finie, et puisque jusqu’ici, ce voyage réussit si bien, je crois qu’il est heureux que je l’aie entrepris. Je le dis avec d’autant plus d’assurance, que je sais maintenant combien tu es raisonnable, ce dont, au reste, je ne doutais pas trop, parce que je te connais assez, chère mignonne, pour savoir tout ce qu’il y a d’excellent en toi.

Ce pauvre M. Malard, combien je compatis à son chagrin : dis-lui, je te prie, la part bien sincère que j’ai prise à la nouvelle que tu m’as annoncée, et demande-lui de vouloir bien agréer l’expression de mes sentiments très affectueux. Quelle belle organisation que celle d’Alfred[3] : je commence à croire qu’il finira par jouer un beau rôle dans ce monde : mais combien, à sa joie doit se mêler un sentiment pénible, en voyant son beau-frère échouer. S’il est encore à Paris, fais-lui toutes mes amitiés, avec mes félicitations. Que cette proposition, relative à Alphonse[4] dénote de généreux sentiments ! Cette bonne Eléonore[5], elle a donc trouvé le bonheur, qu’elle méritait tant d’obtenir. Ne serait-ce pas assez tentant, en effet, que de nous retrouver à Creil ? Il faudra voir si cela est possible. Que je te plains d’avoir tant d’ennuis avec Sophie[6]. Comment, avec les bons sentiments qui lui restent, ne cherche-t-elle pas à faire oublier sa conduite d’Alost. Cette Fanny[7], que tu aurais tant désirée, Angélique[8] la regarde comme peu capable, et ne sait en sa faveur que sa probité : c’est beaucoup, mais ce n’est pas tout : ne la regrette donc pas trop. Ce pauvre Bibron, l’automne lui serait-il fatal, comme il l’est à tant de phtisiques ? Espérons qu’il se relèvera encore une fois. Présente, je te prie, mes compliments empressés à Mme Bibron, et fais toutes mes amitiés à son mari. Tu ne trouves pas très étonnante la séparation des époux B[9], mais moi, j’en suis fort surpris, et me demande quelle a pu en être la cause. Mme B. aurait-elle appris ce que l’on raconte de l’attachement de B. pour sa sœur ? Cela a dû être un événement pour le jardin. Quel affreux malheur, que cette maladie d’Aug. Bér.[10] qui laissera sans doute sa femme et ses enfants dans la misère, et avec quelle rapidité cela a marché ! A quoi donc tient l’existence. Je suis bien content de savoir que maman[11] a dû m’écrire hier vendredi : j’espère bien trouver la lettre demain, à la poste de Francfort, ou lundi, à Mannheim.

Il ne me reste plus beaucoup de place, chère petite bonne amie, pour te parler de l’emploi de ma journée : je veux cependant te dire combien elle a été complète et agréable. Depuis 7 heure ½ du matin, à l’exception de la petite ½ heure, passée à t’écrire, jusqu’à midi, j’ai parcouru Mayence, avec un guide. La cathédrale, construite en style byzantin et très différent du style gothique, dont N.D. est un si bel exemple, est dans un très bel état de conservation : elle renferme de très beaux tombeaux en marbre. Auprès, se trouvent les restes d’un très beau cloître gothique. Cette architecture byzantine qui est du 10me et 11me siècle, a été importée, à ce qu’il paraît par Charlemagne, et c’est dans ce style qu’est construite aussi la cathédrale de Bonn. Le gothique est au moins de 2 siècles plus tard. Je t’expliquerai ces différences d’architecture : tu verras combien c’est curieux. Il y a, à Mayence, 3 églises de Jésuites, admirablement ornées de très belles peintures à fresque, couvrant toute la voûte. Une charmante promenade, dans un jardin public, en face de l’embouchure du Main ; dans le Rhin, la statue de Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie ; un musée, contenant de très beaux tableaux, ont successivement frappé mon attention. Je suis allé à Wiesbaden, où le chemin de fer conduit en ¼ d’heure. J’y ai bu de l’eau minérale, qui est alcaline et chaude, au point de ne pas pouvoir y laisser le doigt. J’ai visité le lieu de réunion, pour les baigneurs. Il y a un jardin délicieux où, entre autres choses curieuses, cela intéressera papa[12], j’ai vu des touffes énormes d’Hortensias bleus. Les salles de concert, de bal, de jeu (roulette et jeu de 31) sont admirablement belles : on n’y a pas épargné les colonnes de marbre et les dorures ; mais tout cela est d’un goût exquis. Wiesbaden qui était autrefois une très petite ville, s’agrandit maintenant, et est couverte de très belles maisons : ce sont les eaux qui, en attirant beaucoup de monde, ont amené ces changements. A 5 heures ¼, le chemin de fer m’a amené de Wiesbaden à Francfort, en 1 heure ¼. Je suis allé un instant au parterre du théâtre, il y a 2 heures : on jouait un drame en allemand : c’est quelque chose d’assez particulier que d’entendre des acteurs parler une langue que l’on ignore soi-même. Je me suis promené un peu dans la ville qui offre des rues magnifiques, et me voici prêt à passer une bonne nuit. J’espère qu’il va en être de même pour toi, chère petite adorée. Bonsoir donc bonne nuit, 11 h. moins ¼.

Dimanche 8 heures du matin. Encore une excellente nuit, petite bonne amie, et un temps magnifique, qui va favoriser mes courses dans Francfort : je désire voir la promenade, à l’heure où tous les élégants de cette ville, qui est très riche, s’y trouveront. Je partirai à 5 heures ou à 8 h, pour me trouver, 2 h ¼ après, à Mannheim, où je coucherai. Il ne faut pas penser à Creil, puisque je reviendrai par Strasbourg. J’ai fait hier la promenade de Wiesbaden, avec un jeune allemand parlant très bien le français, ce qui m’a été agréable : aussitôt arrivé avec moi à Francfort, il est parti pour les bords du Danube, pour Ratisbonne.

Adieu, chère petite adorée, mille millions de tendres baisers : songe au bonheur que j’éprouve à penser que tu supportes bien cette séparation, qui sera plus qu’à ½ écoulée, quand cette lettre t’arrivera.

J’embrasse bien fort Adèle, mille tendres amitiés autour de toi, rue Cuvier et rue St Victor[13]. J’espère que Félicité se repose, et que ses digestions se font mieux.


Notes

  1. Adèle Duméril, leur fille.
  2. Alphonsine Delaroche.
  3. Alfred Duméril, dont la sœur Thelcide a épousé André Malard.
  4. Alphonse Duméril, frère d’Alfred.
  5. Eléonore Vasseur, épouse d’André Fröhlich ; ils habitent à Montataire près de Creil.
  6. Sophie, bonne d’Adèle Duméril.
  7. Fanny Lemet, domestique.
  8. Probablement Angélique Vasseur, sœur aînée d’Eléonore, épouse de Joseph Gosselin.
  9. Possiblement le docteur Jean Alexis Belliol (1799-1870), spécialiste des maladies syphilitiques, et son épouse.
  10. Auguste Bérard.
  11. Alphonsine Delaroche.
  12. André Marie Constant Duméril.
  13. Les parents d’Auguste habitent rue Cuvier, son frère et sa belle-sœur Félicité Duméril, rue Saint Victor.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 494-502

Pour citer cette page

« Samedi 19 septembre 1846 (B) et dimanche 20. Lettre d’Auguste Duméril (Francfort-sur-le-Main) à son épouse Eugénie Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_19_septembre_1846_(B)_et_dimanche_20&oldid=35419 (accédée le 3 décembre 2024).

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