Dimanche 20 septembre 1846

De Une correspondance familiale

Lettre d’Auguste Duméril (Mannheim) à son épouse Eugénie Duméril (Paris)


d’André Auguste Duméril

Mannheim dimanche 20 Septembre 1846.

10 heures ½ du soir.

N’est-ce pas vraiment une chose qui tient un peu du merveilleux, chère petite bonne amie, que cette rapidité avec laquelle les distances se franchissent, par les chemins de fer. Ainsi, je t’écris ce matin de Francfort, où j’ai malheureusement mis ma lettre trop tard à la poste, et le soir, après avoir entièrement parcouru la ville, que je n’ai quittée qu’à 5 heures, je t’écris le soir, de 20 à 25 lieues plus loin, et note que depuis que je suis arrivé ici, j’ai déjà pris du thé, ouvert ma malle, enfin, que je ne me suis pas beaucoup hâté, et que cependant il n’est pas encore tard. Je ne t’écrirai pas longuement ce soir, chère petite tendre amie, parce que je veux me lever de bonne heure et que je sens que je ferai une bonne nuit, nécessaire, pour me reposer de la fatigue que j’ai prise aujourd’hui. Mais je me porte aussi bien que possible : j’ai bon appétit, bon sommeil et toutes mes fonctions se font parfaitement bien. Tu as dû remarquer combien je t’écris à la hâte, chaque jour, mais au risque de justifier les assertions d’Emilie[1], sur mon style, j’aime mieux ne pas y regarder de si près, et me donner le plaisir de causer un peu avec toi, en laissant voler ma plume sur le papier. Je n’ai pas la prétention de faire un journal de mon voyage : je veux seulement te mettre au courant de mes faits et gestes. Il est un point cependant dont je regrette ne t’avoir pas entretenu : c’est relativement aux observations que j’ai pu faire sur les habitants des villes que je parcours. Eh bien ! quoiqu’on soit ici en Prusse, une dame de Mayence, ou de Francfort, ne présente aucune différence, dans sa mise, avec une parisienne, et aujourd’hui, que j’ai vu un assez grand nombre de Francfortoises, en toilette, j’ai pu juger qu’on suit exactement nos modes, mais non pas comme les anglaises, que sont toujours en arrière d’un an : ce sont les modes de cet été, que j’ai vues ce matin. Quant aux femmes du peuple, les servantes, par exemple, la seule différence que j’ai remarquée, c’est que leurs robes, faites comme en France, ont toutes, les manches courtes, et que beaucoup ont, sur la tête, en avant du chignon, une petite bande de velours, non brodée d’argent, et dans le chignon, en travers, une espèce de couteau à papier doré : ce n’est pas laid. Quelques femmes de la campagne ont des coiffures un peu particulières, rappelant, jusqu’à un certain point, les petits bonnets des Alsaciennes. Beaucoup de jeunes Allemandes, que je vois dans les hôtels et dans les villes, ont adopté une très jolie mode, pour beaucoup d’entre elles : elle consiste en une robe un peu décolletée, laissant bien voir l’origine du cou, et son attache aux épaules. On voit ici, à Cologne, en particulier, beaucoup de jolies femmes : cet air allemand a quelque chose qui plaît beaucoup.

Dans les hôtels, le service est admirablement bien organisé : il y a un premier garçon qui est un M., ayant sous ses ordres d’autres garçons, qui servent parfaitement : je t’expliquerai cette espèce d’organisation du service des hôtels, dans ce pays-ci. C’est vraiment particulier, et très agréable, pour les voyageurs. J’ai donc passé toute ma journée à Francfort, avec un guide parlant français : c’est une dépense de 3 à 4 F, très utile, car elle fait gagner du temps, et l’on voit mieux. J’ai été bien frappé de l’apparence de luxe et de richesse qui y règne : ce n’est pas, comme à Aix-la-Chapelle, par suite de l’affluence des baigneurs : c’est, à Francfort, la population qui est très riche.

Aujourd’hui dimanche, les équipages, très élégants, étaient nombreux, et beaucoup de toilettes étaient fort brillantes. C’est une grande et belle ville, neuve dans beaucoup de quartiers, et construite avec un luxe et un goût parfaits, vieille, dans d’autres quartiers, mais intéressante aussi, sous ce rapport. Une des curiosités est la rue des Juifs, dont les extrémités, jusqu’en 1819, étaient, pendant la nuit, fermées par des grilles, et où ils étaient obligés de demeurer. Ce sont toutes vieilles maisons, et l’une d’entre elles, qui n’a pas grande apparence, est habitée par la mère des Rothschild[2], âgée de 98 ans, et qui vaudra aux pauvres de la ville 200 000 F, si elle vit encore 2 ans : son fils l’a promis. Ces Rothschild jouent ici un grand rôle, j’ai visité un magnifique jardin, avec de superbes serres, leur appartenant. Dans cette rue des Juifs, je veux en finir avec elle, j’ai vu là une population masculine et féminine qui a vraiment un cachet tout particulier. Quand Mme Rothschild ne vivra plus, on abattra les maisons de cette rue, qui est déjà reconstruite, dans un de ces bouts, mais ce sera dommage. J’ai vu, chez un autre banquier, Bethmann[3], une merveilleuse et admirable statue d’Ariane, couchée sur un lion. On place, devant les fenêtres, des stores roses : on jurerait que cette femme vit. Je ne sais pas s’il y a beaucoup d’Antiques qui valent cela : on viendrait à Francfort, rien que pour cette statue qui a coûté, à son auteur Dannecker[4], des années de travail. Les juifs et les banquiers sont ici les maîtres : on accorde 60 millions de fortune à Rothschild. J’ai dîné aujourd’hui à une table d’hôte de 80 à 100 couverts environ : c’est quelque chose de curieux. Je te regrette toujours, chère petite bonne amie, quand je vois des choses qui m’intéressent. J’espère que je referai ce beau voyage avec toi, tendre amie, une autre fois. A 5 heures, après avoir été un moment à la promenade, où il y avait un très bon orchestre, je suis parti pour Mannheim, par le chemin de fer, et me voici dans cette ville : je pense partir demain dans la journée pour Heidelberg. Onze heures viennent de sonner : je dépose ici, chère adorée, un baiser d’amant, dont tu retrouveras j’espère la trace.

Bonne nuit, cher petit ange.

Adieu, chère petite, chère amie : mets-toi bien dans l’esprit que c’est une de mes vives jouissances, dans ce beau voyage, que cette communication, où nous nous mettons par nos lettres. Parle-moi d’Adèle[5]. Adieu, pense, en lisant cette lettre, à ma vive affection, et tu te feras facilement l’idée des tendres baisers que t’envoie de loin ton petit mari.

Distribue, je te prie, à nos parents des deux rues[6], mille souvenirs tendres et affectueux. Je me reproche de n’avoir jusqu’ici rien dit en particulier pour notre bonne petite Caroline[7], que j’embrasse de tout mon cœur. Mes amitiés à Aug et à Ad.[8] quand tu les verras, et à M. Malard.


Notes

  1. Emilie Cumont, qui a épousé Odilon de Craecker en 1845.
  2. Gutlé Schnapper (1753-1849) a épousé en 1770 Mayer Amschel Rothschild (1744–1812), le fondateur de la dynastie banquière des Rothschild. Ils ont dix enfants.
  3. Marie d’Agoult est née à Francfort sur le Main en 1805 dans la famille des banquiers Bethmann.
  4. Johann Heinrich von Dannecker (1758-1841), sculpteur allemand, reçoit les leçons d’Augustin Pajou et d’Antonio Canova. Professeur d’arts plastiques à l'Académie de Stuttgart, il compose de nombreuses œuvres, dont l’Ariane à la panthère (1814), très admirée.
  5. Adèle Duméril, fille d’Auguste et Eugénie.
  6. Rue Cuvier (où habitent les parents d’Auguste) et rue Saint Victor (où vit son frère).
  7. Caroline Duméril, nièce d’Auguste.
  8. Charles Auguste Duméril, frère d’Eugénie, et sa femme Alexandrine Brémontier, dite Adine.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : Lettres de Monsieur Auguste Duméril, 2ème volume, « Lettres écrites par Eugénie et par moi, pendant mon voyage sur les bords du Rhin, en Septembre 1846 », p. 502-507

Pour citer cette page

« Dimanche 20 septembre 1846. Lettre d’Auguste Duméril (Mannheim) à son épouse Eugénie Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_20_septembre_1846&oldid=39489 (accédée le 18 décembre 2024).

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