Samedi 17 août 1918

De Une correspondance familiale


Lettre collective dactylographiée (peu lisible) de Damas Froissart (Boulogne-sur-Mer) ; exemplaire à son fils Louis Froissart (mobilisé), avec ajout manuscrit



Lettre [partie] seulement le 19 août

Boulogne-sur-mer le 17 Août 1918
17 h

Mes Chers enfants,

Étant parti lundi dernier de Campagne et n'ayant reçu, depuis, aucun courrier, j'ignore tout ce que vous avez pu m'écrire et tout ce qui s'est passé dans la famille et même si je suis grand-père[1] une fois de plus ; je saurai tout cela tout à l'heure, ayant envoyé ce matin Alexandre[2] à Campagne pour m'en rapporter mon courrier. En attendant, apprenez l'usage que j'ai fait de mon temps depuis Lundi : Obtenir une permission pour se rendre en Auto à DUNKERQUE n'est pas tout simple mais quand on a la permission, il faut outre cela avoir un bon d'essence et ensuite trouver un négociant qui ait de l'essence à vendre : ces problèmes multiples ont été résolus lundi dans l'après-midi, la permission obtenue, à MONTREUIL et l'essence à BOULOGNE. J'ai donc pu m'assigner comme gîte [ ] la Villa que vous connaissez où j'apportais des draps pour le cas où les draps de la maison se trouveraient dans un endroit inaccessible, mais confiant que j'y trouverais quelques couvertures. Le lendemain vu le grand chef de la Région pour lui parler d'une installation d'un champ d'aviation transatlantique à Oye Plage où on me réquisitionne 40 hectares c'est à dire plus de la moitié de la ferme : j'ai appris que le beau-père de mon fermier[3] grand producteur de Semences sélectionnées n'avait rien négligé de tout ce qui pouvait être dit pour faire ressortir l'importance des récoltes que les aviateurs transatlantiques se proposaient de fouler aux pieds en masse dés le 15 Juillet : On avait obtenu qu'il n'y eut alors qu'un embryon d'installation limité à l'installation de tentes pour toute une école d'officiers et d'hommes : les dégâts avaient été ainsi limités à 2 hectares, mais, la rouspétance de Lebecque l'intéressé avait un peu dépassé la mesure académique, et je devais essayer de le calmer, ou plutôt de calmer son beau-père dont il copiait les lettres prolixes.

Parti de BOULOGNE pour OYE Plage avec cette directive, je visitai, chemin faisant, Ovide LEVEL à PEUPLINGUES et Albert Breton à la ROUGE CAMBRE, puis gagnai CALAIS où des barrages successifs de rues m'acheminèrent sur la rue d'un Archiprêtre[4] que vous connaissez.

Quel ne fut pas mon émoi en voyant son vaste immeuble devenu un monceau de ruines dont le point culminant ne dépassait pas 1 mètre.

Je fus bientôt rassuré et appris que le locataire de cet immeuble avait assisté tout récemment à cet affaissement de son immeuble du fond d'une cave située dans son jardin et n'avait aucun mal, ainsi que je pus m'en assurer.

Visite d'affaires à l’Étude Campagne, visite d'amitié sans succès chez un autre notaire, puis je gagnais OYE après m'être assuré qu'une école construite sur mon terrain est indemne sauf les vitres, que la maison Parenty prospère sans la présence de son chef toujours sous les drapeaux. Arrivé à OYE, je gagnai BOURBOURG pour amener le beau-père[5] à partager notre dîner assez nocturne ([10] heures du soir) je fis le lendemain la lecture contradictoire de toutes ses productions épistolaires, visitai les terrains réquisitionnées, fis la connaissance du major Transatlantique et gagnai DUNKERQUE pour y déjeuner au Chapeau Rouge. Vous ne serez pas très surpris si je vous dis que je n'ai pas retrouvé DUNKERQUE tel que je l'avais vu il y a deux ans, mais il y a encore du monde et l'activité permet d'augurer d'un bon moral. Je vis un grand vendeur de biens qui nous écrit périodiquement pour nous proposer de nous acheter des étendues plus ou moins grandes et même la totalité à des prix que je ne trouve pas, moi, être ceux des moments présents où l'argent a perdu tant de valeur.

Je visitais ensuite tous les terrains réquisitionnés, m'assurais que les prétendues dégradations énormes faites l'an dernier par des Chinois dans une pâture et qui m'ont fait des mètres carrés de papier se limitent à des [nudations] d'une dizaine d'ares et j'ai bien regretté les efforts épistolaires que les renseignements tout à fait exagérés qui m'ont été donnés par le locataire de la pâture m'ont fait faire depuis un an, combien il est utile de se rendre compte des choses en les voyant ! Hélas à côté de là j'apercevais en mains endroits des terrains réquisitionnés pour dépôts de bois ou pour aviation, d'énormes parcs de chardons en fleurs desséchées prêtes à porter au loin la preuve que les Autorités requérantes ont le plus profond mépris pour la propriété rurale

Arrivé à la ferme, j'appris que récemment mon fermier avait dû de n'être pas coupé en deux par un aéroplane, de s'être aplati à fond, tandis que le garde-champêtre son voisin tenant à la main un vélo avait été tué et mis en morceaux comme s'il avait été candidat à la présidence de la République. La nuit suivante, passée à PETITE-SYNTHE, fut accompagnée d'une musique variée jusqu'à minuit, le lendemain je pris congé en passant de nouveau par DUNKERQUE où j'avais à voir la haute Autorité Militaire qui m'avait autorisé à venir de Montreuil, puis celle dont il dépend de faire disparaître les chardons et enfin le haut fonctionnaire qui étudie les plus vastes projets concernant la transformation de fond en comble de la ville de Dunkerque.

Là encore, une démarche me permit de gagner Wallon-Cappell[6] en auto, avec la certitude qu'on m'y donnerait un laissez-passer pour voir une maison située 61, Rue de la Clef, ce qui fut fait vers 6 heures du soir.

Hélas il ne fut pas nécessaire d'arriver au 61 pour me douter du triste aspect de la maison que j'allais voir, l'aspect de la ville est lamentable, bien des maisons sont effondrées, beaucoup d'autres debout mais très endommagées, pas un trou n'est bouché, aucun carreau ou planche n'a remplacé les vitres disparues : c'est un silence de mort dans toute la ville, où l'on n'aperçoit que quelques rares britanniques. Au 61 la grille est brisée à sa partie inférieure, et grande ouverte, des tas d'immondices y ont été apparemment déposés sur le chemin d'entrée pour rétablir la circulation dans la rue ; une grosse branche d'acacia est tombée en travers du chemin à mi-distance de la grille et de la véranda : celle- ci est lamentablement pendante en morceaux, une bombe tombée au milieu de la véranda y a créé une petite pièce d'eau, 5 ou 6 autres pièces d'eau existent d'ailleurs dans le jardin au-delà de la maison créées de la même manière, mais par miracle toute la maison est entière sauf la véranda et un coin de la corniche de la demi tour, à gauche : aucun plafond n'est tombé et les dégâts se réduisent à des fenêtres ou portes mises en mauvais état plutôt par des visiteurs que par des obus. Tous les grands arbres sont encore debout ; mais pas une poire sur les arbres, seul un bouquet de rosiers se rappelle que ce fut un jardin.

Rue du Rivage, dégradations aussi relativement restreintes, mais un souffle d'air ayant enlevé les pannes, il pleut et le plafond des chambres est tombé; le rez-de-chaussée est intact.

Je ne pus que le lendemain après avoir erré de bureau en bureau plus de 60 kilomètres, obtenir l'autorisation d'aller à mi-chemin de la forêt de NIEPPE, où il s'agissait de trouver dans une ferme tout le beau mobilier d'Alexandre, qui dans une très mauvaise inspiration avait imaginé que ce mobilier courrait là moins de péril : c'était très près des boches et je ne suis pas sûr que le principal intéressé y serait allé si je ne l'y avais pas mené.

Hélas on est maintenant fixé, la ferme dont il s'agit, bâtie en torchis a été pour ainsi dire volatilisée : il ne reste pas de traces de bois et à peine traces de fondations : trois bombes y sont tombées. Je couchais cette nuit-là au milieu de beaucoup d'Anglais à WALLON CAPPEL : Hier matin, ne voulant pas revenir bredouille, je gagnais le 61 précité et pendant 2 heures me mis en devoir de me payer de mon voyage en emportant tout ce que je trouvais d'utilisable dans les caves, des chaises, des caisses de vaisselle (j'espère qu'elles n'ont pas été apportées là par des étrangers) et nous jugeâmes aussi inutile de laisser aussi un beau matelas, des traversins et couvertures qu'on n'y retrouverait certainement pas dans quelques jours, s'il est vrai que des coffres-forts nombreux n'ont pas été respectés (celui du 61 l'a été jusqu'ici.)

Revenu par Saint-Omer, j'y dînai chez Maurice[7] et comme il avait à faire à Boulogne, je fis les démarches nécessaires pour qu'il pût y venir avec moi et visitai aussi Madame ELOY[8]. Nous sommes venus coucher à Wimereux où je détiens Maurice jusqu'à Lundi Matin. Aujourd'hui samedi j'ai visité de nouveau de nombreuses autorités et je me tiens prêt à regagner Campagne Lundi, en passant par Neufchâtel[9] où une réunion m'appelle.

Hélas ayant rencontré à Saint Omer Madame Céry[10], j'ai appris qu'on a des détails précis sur la mort de ce pauvre Jean[11] qui fut frappé d'une balle à la tête, mais conserva pleine connaissance pendant quelque temps et fit, dans des conditions bien touchantes, le sacrifice de sa vie.

Je finis en hâte, convaincu que Maurice se morfond depuis une heure en m'attendant.

Je vous embrasse tendrement.

D. Froissart.

P.S. Ci-joint une coupure du « Télégramme » de ce jour. C'est une mise au point, (faite par moi), d'un article paru dans un journal de Saint Omer. Est-ce assez triste la mort de ce cher Jean ! Il s'est refusé il y a 2 ans, (alors qu'il était bien en situation de l'obtenir), de passer dans les Autos, se trouvant tenu de faire honneur à sa « médaille militaire ». Quelle courageuse attitude mais combien chèrement payée.

J'ai reçu, rapportée de Campagne, une lettre de toi du 10/8 pour ta maman[12] que je lui envoie après en avoir pris connaissance.

Je vois avec plaisir que votre moral est magnifique et que tu ne demandes qu'à faire la Guerre de mouvement à ton tour.

Il m'est bien difficile de deviner où tu es, à 300 kilomètres près. C'est tout de même difficile de te suivre par la pensée, dans ces conditions : je voudrais « faire ton point » comme disent les marins (longitude - latitude). J'espère que tu peux te reposer de tes fatigues des 3 mois qui ont suivi ta permission ! A quand la prochaine.

Je crois que, grâce à toi et à nos alliés, nous serons dispensés du déménagement pour ce château de Bouilhas[13] [auquel nous préparions un peu il y a] [ ] Jacques[14] est en permission à Paramé

Je t'envoie le moins bien venu des 6 exemplaires de mon pensum, respectant le rang par âge de tes aînés = peut-être ta double citation aurait-elle dû t'assurer un meilleur [sort].

A ce propos je désire recevoir le texte officiel de tes citations avec timbre les authentifiant. Envoie-les moi ou mets moi en situation de les réclamer

Mille amitiés
DF


Notes

  1. Lucie Froissart-Degroote accouche le jour même d’Yves Degroote.
  2. Alexandre Baudens, chauffeur de Damas Froissart.
  3. M. Wirquin, beau-père de Romain Lebecque.
  4. Mgr Henri Debout.
  5. M. Wirquin.
  6. Wallon-Cappel, commune du Nord, canton d’Hazebrouck.
  7. Maurice Parenty.
  8. Mélanie Level veuve de Jules Timothée Eloy.
  9. Neufchâtel-Hardelot depuis 1954.
  10. Catherine Hénique, veuve de Louis Céry.
  11. Jean Froissart.
  12. Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart, alors au Bourdieu.
  13. Voir la lettre du 29 août 1918.
  14. Jacques Froissart, frère de Louis.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Samedi 17 août 1918. Lettre collective dactylographiée (peu lisible) de Damas Froissart (Boulogne-sur-Mer) ; exemplaire à son fils Louis Froissart (mobilisé), avec ajout manuscrit », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_17_ao%C3%BBt_1918&oldid=61341 (accédée le 15 novembre 2024).

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