Samedi 13 et dimanche 14 août 1870

De Une correspondance familiale


Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


original de la lettre 1870-08-13 pages1-4.jpg original de la lettre 1870-08-13 pages2-3.jpg


Paris 13 Août 70

Samedi 10 h soir

Mon cher Charles,

Un petit bonsoir à mon meilleur ami avant de faire dodo. Et par le temps qui court on dort mal, car tout prend une forme effrayante, bruit, rêve && Sous mes fenêtres, on chante la Marseillaise et c'est continuel. Ce chant est fort beau mais a quelque chose d'émouvant et d'effrayant, mais je te le répète Paris est parfaitement calme et si ce n'étaient les figures tristes l'aspect est à peu près le même. Mais on a tous le cœur navré. Qu'est-ce que Dieu nous réserve. Je ne veux pas te répéter que je voudrais être près de toi, tu le sais, mais ce que je ne veux pas c'est que tu reviennes nous trouver. La route peut être dangereuse d'un moment à l'autre, il faut nous soumettre, rester chacun à notre poste, toi à ton village, moi à mes petites filles[1] et espérons que Dieu permettra que les évènements soient moins tristes pour la France que nous ne le craignons.

J'ai toujours de bien bonnes choses à te dire de nos fillettes, elles ont bonne mine, de la gaieté, malgré nos inquiétudes (heureux âge) et paraissent bien contentes ici entre tante Aglaé[2] et les autres. Cependant ce matin elles me disaient toutes deux combien elles seraient heureuses de rentrer au Vieux-Thann. Aujourd'hui journée de travail, nous sommes après nos chemises de blessés Marie et Emilie travaillent comme nous mais deux fois elles sont allées à la grande poste, et ce soir encore je les ai emmenées jouer au cerceau dans les grandes allées. Mme Duval[3] est venue pour demander si Julien[4] ne pourrait pas réclamer à Châlons un paquet à l'adresse de Raymond qui a dû quitter le camp hier. D'ici à deux jours on attend une grande bataille. Quelle horreur !... Nancy doit être occupé par les Prussiens.

Maman[5] a mal à la gorge, mais le moral se soutient bon. Alfred[6] et Alphonse[7] voudraient être utiles à leur pays et chacun fait ce qu'il peut.

Toi, mon pauvre Ami, tu as une lourde charge. Les planchers de la maison Guth sont-ils placés pour installer l'ambulance ? Et pour le médecin tu ne m'as pas répondu, je ne sais plus quand je t'en parlais. Tout le monde part, Brouardel[8], Frédéric[9] &

Bonne-maman[10] devait être affectée du départ de Léon[11]. Je pense bien à ces bons parents, seuls dans une maison presque isolée.

Bonsoir, mon bon Chéri, je t'embrasse comme je t'aime

ta Nie

Dimanche 1 h

Rien de nouveau, mon cher Charles ce matin. Nous sommes allées à la messe de 9 h, au retour chez tante Aglaé qui, au milieu de toutes ses occupations, va encore élever 2 jeunes ibis qui sortent de l'œuf. Alphonse passe encore sa journée, depuis 7 h à la mairie à s'occuper de l'organisation de la mobile garde nationale. Alfred a des ordres du ministère pour la construction de son fort, demain il commandera ses hommes, ce sont les volontaires de l'Instruction publique. Marie écrit à Marie Berger, les fillettes vont passer leur journée au Jardin avec tante Aglaé, là elles sont bien, et je vais prendre mon courage et m'en aller boulevard Magenta voir ce que deviennent les Merzdorff[12]. La pluie menace. Je suis toujours incertaine sur le parti que je dois prendre au sujet de Launay, s'il faut insister pour y aller, maman dit qu'elle fera ce que je voudrai mais elle préfèrerait rester ici avec tout le monde. Et on se demande si dans une maison isolée nous ne serons pas plus effrayées que de rester dans la capitale ? R.S.V.P.

Ce matin encore une lettre de Julien, il va bien et n'oublie personne et charge de mille amitiés pour toi, il se prétend très fort dans d'art de la confection du café. Ils ont tous leur fusil et sont pleins d'ardeur.

Adieu, cher bon Ami, je t'embrasse pour tous. Fais bien mes amitiés à oncle et tante Georges[13] et remercie Tante de vouloir bien penser dans ses prières à notre mobile[14]. Le danger de la patrie est si grand qu'on n'ose penser à ses préoccupations personnelles.

Que Dieu nous garde.

Ta Nie

Que fais-tu des ouvriers ? Finis-tu tes pièces qui sont à la maison ? quelques jours et il n'y aura plus rien pour les occuper.

Adieu, Chéri, je crains de rester plusieurs jours sans nouvelle de toi.

EM


Notes

  1. Marie et Emilie Mertzdorff.
  2. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  3. Bathilde Prévost, épouse d’Alphonse Duval et mère de Raymond.
  4. Julien Desnoyers.
  5. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  6. Alfred Desnoyers.
  7. Alphonse Milne-Edwards.
  8. Eugénie écrit « Boardel », mais il s’agit probablement de Paul Brouardel.
  9. Possiblement Frédéric Duval.
  10. Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.
  11. Léon Duméril.
  12. Frédéric Merzdorff et son épouse Caroline Gasser.
  13. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
  14. Julien Desnoyers.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Samedi 13 et dimanche 14 août 1870. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_13_et_dimanche_14_ao%C3%BBt_1870&oldid=60700 (accédée le 14 novembre 2024).

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