Mercredi 28 juin 1871 (C)

De Une correspondance familiale


Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Montmorency)


original de la lettre 1871-06-28C page1.jpg original de la lettre 1871-06-28C page2.jpg


CHARLES MERTZDORFF

AU VIEUX THANN

Haut-Rhin[1]

Ma bonne petite Nie Il n'est pas encore tard, je rentre d'un petit tour aux ateliers & je pense passer avec toi une bonne et bien douce heure. Tout d'abord te dire que j'ai reçu la lettre de notre Emilie[2] chérie, c'est toujours bon de vous savoir tous en bonne santé. C'est l'Oncle[3] qui a fait aujourd'hui la corvée de Mulhouse, il l'aime ce que je ne sais pas dire.

Ce soir j'ai reçu une bonne lettre de ma sœur[4] il n'y a encore rien de décidé, loin de là, ce n'est qu'aujourd'hui qu'il a pu avoir audience au Ministère, cette pauvre Emilie voit qu'elle s'est un peu abusée sur les facilités à être servie à souhait, elle s'en inquiète un peu. Du reste elle ne me parle que peu de sa santé ; d'après le peu qu'elle en dit, je vois qu'elle ne va pas trop bien ; ces derniers orages, assez violents, mais sans causer de dégâts, l'ont éprouvée. Tu sais qu'elle a une frayeur des éclairs & du tonnerre surtout la nuit & seule dans la maison. Il faut si peu. Elle commence à être ennuyée seule & sans solution. Toujours sa sainte horreur des casques pointus. Elle s'ennuie & voudrait voir du monde chez elle, elle invite oncle & tante Georges[5] d'aller passer une soirée chez elle s'ils vont à Heiteren, ce que j'ignorais. Invite aussi les Henriet.

L'oncle nous dit en rentrant que Mulhouse est en état de siège, il y a eu deux cas où des jeunes gens ont été tués par les coups de fusil à quelques jours d'intervalle. A chaque enterrement il y avait 2, 3, 6 mille hommes force discours & manifestations, ce dernier les soldats prussiens ont gardé l'entrée du cimetière & lorsque la famille avait passé, fermé les portes & croisé les armes. après 9 h soir interdit de se promener plus de 2 ensemble. à 10 h plus personne ne doit se trouver dans les rues. l'on a fait arriver 5 000 h. de nouvelles troupes[6] qui logeront chez le bourgeois par 5 & 10 h. Du reste Mulhouse n'est pas seul privilégiée, toute l'Alsace sera occupée & plus qu'occupée par une force d'armée formidable. En haut lieu l'on n'est pas content de l'esprit &, dit-on, c'est à la baïonnette que l'on veut germaniser ces mauvaises têtes. pour Mulhouse c'est positif pour le reste ce sera à voir.

Mais dans tous les cas d'ici à bien longtemps notre pays ne sera pas gai & difficilement habitable même.

Nous avons eu aujourd'hui la visite d'un Calicot allemand qui vient dans le pays, pour étudier ce que l'on y fait & acheter. Il est parfaitement de mon avis, que c'est l'industrie allemande qui va infiniment plus souffrir de l'annexion si malheureuse que l'Alsace. Il a visité les divers blancs & va faire essayer ; C'est un homme parfaitement bien, un peu Docteur comme tous les allemands, il a été frappé de l'esprit antipathique qu'il a trouvé à Mulhouse même dans la classe des fabricants & négociants. Comme tout allemand, surtout tout prussien, il est heureux de voir ce beau rêve de l'unité allemande accompli, mais il craint bien que cette guerre ne soit qu'une trêve, surtout lorsque l'on entre dans ce pauvre pays conquis de l'esprit duquel, lui comme bien d'autres, n'avait pas idée.

Ce soir il est encore passé à Mulhouse un convoi monstre de prisonniers français que l'on continue à recevoir par vive la France. Je suis toujours surpris & étonné de voir aujourd'hui l'Allemand si réaliste, ce sont de vrais Américains ; & ce changement ne date guère que de 1848. Ce changement je m'en doutais un peu en suivant les diverses expositions & m'en étonnais souvent. Ce n'est plus l'Allemagne comme je l'ai habitée en 1838 ; c'est tout un autre peuple. Mais que d'efforts pour en arriver là. J'attribue ce changement à leur littérature de ce siècle, leurs écoles un peu à l'américaine & surtout à ce grand nombre d'allemands en Amérique & le monde entier, ce grand va & vient des 2 continents. l'Allemagne doit beaucoup la Prusse, qui elle doit pas mal à tous ses Fritz depuis plus 1 siècle.

Mais je m'aperçois que le souvenir de mon marchand allemand m'entraîne beaucoup trop au-delà du Rhin. & comme avant tout je tiens à rester avec toi ma toute chérie, tu feras très bien de ne pas me suivre. Du reste j'ai toujours sur le cœur mon Bismarck parisien & recommencerais volontiers ma lettre si je n'écrivais que pour toi. Je voulais encore écrire à founichou mais je vois que j'ai mis plus de temps à écrire ces deux pages que d'habitude

Je te dis donc bon soir t'embrasse bien, te croyant utile là-bas je ne te dirai pas que j'aimerais te voir ici à cette table. mais si souhait est permis, je me transporterais volontiers au milieu de vous <    > bien montré mais ma tête de linotte <    >

Il y a 8 jours j'ai fait acheter par Paul 5 (cinq) pièces de vin du Jura, un assez bon vin pas cher & bien suffisant pour être bu avec de l'eau (85 F la pièce.) il vient d'arriver ce soir, je vais faire mettre les 5 tonneaux dans la cave de Maman[7] s'il y a place. J'espère être approuvé. Il y a encore 5 autres pièces achetées par l'Oncle. Bordeaux <garde> à 120 rendu mais dont nous n'avons pas avis. Voilà du vin pour longtemps.


Notes

  1. En-tête imprimé.
  2. La petite Emilie Mertzdorff (« founichou »).
  3. Georges Heuchel.
  4. Emilie Mertzdorff, dont l’époux Edgar Zaepffel cherche une nouvelle place.
  5. Georges Heuchel et son épouse Elisabeth Schirmer.
  6. Voir les clauses du traité de Francfort.
  7. Marie Anne Heuchel (†), veuve de Pierre Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mercredi 28 juin 1871 (C). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Montmorency) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_28_juin_1871_(C)&oldid=51683 (accédée le 22 décembre 2024).

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