Mercredi 16 août1882

De Une correspondance familiale

Lettre d'Aglaé Desnoyers, épouse d'Alphonse Milne-Edwards (Vieux-Thann) à Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Villers-sur-mer)


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Vieux-Thann 16 Août.[1]

Ma chère petite fille, j’ai encore pensé à toi hier un peu plus que les autres jours. C’était juste puisque c’était le jour de ta fête. J’aurais aimé à t’envoyer ce jour-là quelques fleurs, et la robe que j’ai faite à ta petite fille[2], car ce qu’on donne à l’enfant est encore bien plus agréable à la maman ; mais la grande distance, et surtout la douane m’ont fait renoncer à mon premier projet, me contentant de demander à Dieu de bénir ce trio[3] que j’aime si tendrement. Biribi[4] n’a pas été oublié, car il occupe déjà sa bonne place dans mes pensées et dans mon cœur. Quelle joie de savoir ta petite fille tout à fait remise. Je comprends tout ce que tu éprouves en voyant chez cette chère enfant les petits défauts naissants ; il n’y a pas de quoi se tourmenter, et je suis sûre que mieux que personne, par la douceur, les bons conseils et la tendresse tu sauras diriger ce jeune cœur dans la bonne voie ; je dirai même que c’est excellent que tu sois à même de juger de suite des petits côtés faibles afin de savoir comment redresser ; c’est pour cela qu’il est indispensable que la mère soit le plus possible avec ses enfants ; car les domestiques redressent de travers ou développent tous les défauts dont les parents se servent pour l’éducation ; allons assez de ce long discours, [puisque] tu trouverais la répétition de ce que tu sais depuis longtemps.

J’ai lu avec grand plaisir l’emploi de tes journées, et je suis très contente de voir que tu prends un bon moment pour mettre de l’ordre dans ta chambre ; car l’ordre est une des 1ères qualités de la femme ; bon voilà encore que je prêche ; vite changeons de sujet. Comme tu dois être contente de cette bonne réunion de famille, cela mettra une grande intimité entre toi et Mme de la Serre[5] que j’aime tant ; vous avez bien fait de vous oublier dans le plaisir de passer une soirée en tête à tête ; il est si agréable de vivre intimement entre sœurs.

Tu as raison, Jean[6] serait bien heureux à Villers en si bonne compagnie, et je regrette sa vie solitaire. Il va bien et fait de grandes promenades ; notre père[7] est à Clarens depuis 10 jours. Je n’ai pas reçu d’autres nouvelles de ton oncle[8] que la dépêche de Madère dont E[9] t’a parlé. Je pense qu’une lettre est en route depuis quelque temps, je vais même écrire à Carlsbad[10] car ton oncle l’y a peut-être adressée. Je reçois de fréquentes nouvelles de papa[11], il va bien mais hélas le petit coussin de caoutchouc n’a pas apporté l’effet tant désiré ; et la course à l’Institut de Vendredi dernier a amené encore une grande fatigue. Mme Delaroche[12] a écrit de nouveau à ton bon-papa[13] pour lui parler du projet que tu connais[14] et la lettre est arrivée hier ici ; ton papa[15] trouve avec raison que la position d’employé de chemin de fer, sans même le titre d’ingénieur, est trop modeste et ne montre pas une grande capacité. C’est dans ce sens qu’il répond à ton bon-papa.

*[16] On ne dit toujours pas le nom ; ce n’est pas comme cela qu’il faut présenter une chose qu’on voudrait voir réussir. Bonne famille, parfait jeune homme, bonheur d’une femme... mais rien de positif.

Quelle question importante que celle d’un mariage ; et combien on en est occupé lorsqu’on a une jeune fille de l’âge d’Émilie. J’avoue que maintenant c’est là mon idée fixe ; je ne serai tranquille que lorsque je la verrai heureuse comme toi. Alors je n’éprouverai plus tous ces troubles que j’ai peine à chasser quand je dois me séparer d’elle, même pour peu de temps. J’aime tant à ne jamais la quitter. Mme Mertzdorff[17] est dans la vallée ; nous lui avons fait une visite il y a quelques jours mais je crois qu’Émilie t’a parlé de cela ainsi que de la maladie de Pierre B.[18] qui maintenant est à a campagne avec sa mère[19] ; et de la pensée de Charles[20] de s’engager. Il me semble que ce serait la meilleure chose pour ce caractère difficile, et cependant Mme Bonnard en est désolée. J’ai écrit aussitôt ta lettre reçue à Mme Fernet[21] qui m’a répondu très aimablement en disant qu’elle avait encore eu d’excellents renseignements sur M. P. ; que son mari allait écrire à M. G[22] pour lui donner le rendez-vous qu’il voudrait bien indiquer à son ami ; rendez-vous pour hier ou aujourd’hui ; les choses paraissent marcher parfaitement ; dis à ton mari[23] que j’en suis bien heureuse, et qu’il a mené tout cela fort bien ; aussitôt que je saurai du nouveau je te l’écrirai. Hélène Berger[24] va mieux, elle est venue passer de Dimanche à Mercredi à Vieux-Thann ; nous sommes allées la voir Lundi, c’est à dire qu’Émilie y a passé 1h½ et moi une demi-heure ; nous avons vu Mme Rich mère[25], qui  paraît une excellente personne, très simple mais à bonnes idées, elle habite la rue Saint-Jacques ; sa sœur[26] est sur Saint-Étienne[27] et connaît beaucoup Mme Audouin[28] qu’elle retrouve au Vestiaire ; une de ses amies vénère M. Dewulf[29] ; une de ses filles est sœur de Notre-Dame de Sion[30] où sont vos cousines[31], mais elle est actuellement en Amérique ; son autre fille demeure rue d’Enfer et est la femme d’un professeur à Sainte-Barbe[32]. On s’étonne toujours de retrouver des points de contact avec des personnes qu’on croit de devoir connaître en aucune façon. Nous apercevons Mme Rich mère à la messe de 7h moins ¼ chaque fois que la paresse n’a pas été écoutée à la maison. Nous nous sommes adressées Lundi au nouveau curé[33] qui paraît bien, mais chaque fois qu’on a à faire à une personne indifférente, combien on remercie Dieu de nous avoir donné le grand bonheur d'avoir de rencontrer sur sa route une âme qui comprend la vôtre, et en qui on a une entière confiance ; on est tout confus d’être ainsi toujours dans les privilégiés.

Ton oncle Heuchel[34] va parfaitement, il a très bonne mine et est venu avec ta tante[35] nous rendre notre visite. Nous trouvons que la jeunesse est plus [  ] qu’autrefois. Il y avait bien du monde à l’église hier, mais pas de toilette.

Émilie lit en Italien les Promesses qui l’intéressent beaucoup. Ce soir elle lit haut, un livre amusant, en ce moment c’est le Conscrit de 1813 d’Erckmann Chatrian[36].

Avant c’était le col d’Anterne[37] qui nous a encore fait bien rire.

Je lis avec grand plaisir les lettres de Frédéric Ozanam[38] ; quel homme de foi et de cœur.

Nous restons avec Marie Léon[39] 2 h dans l’après-midi dans le jardin ; elle est bien gentille. Hélène est assez entêtée mais charmante ; cela passera.

La petite éponge est-elle commode pour les oreilles de Jeanne ?

Auras tu le temps d’en lire si long !! Adieu ma bonne petite fille, je t’embrasse tendrement et t’envoie des bons baisers d’Émilie et les amitiés de ton papa.

AME

Mille choses à ces dames[40]. Ton cher père va certainement mieux, il suit très exactement son régime et s’en trouve bien ; il est gai et paraît content. Je crois qu’il est étonné d’avoir déjà un changement obtenu par ce lait.


Notes

  1. Lettre sur papier deuil.
  2. Jeanne de Fréville.
  3. Marie, son époux Marcel de Fréville et leur fille Jeanne.
  4. « Biribi » : l'enfant à venir (Robert de Fréville).
  5. Louise de Fréville, épouse Roger Charles Maurice Barbier de la Serre et belle-sœur de Marie.
  6. Jean Dumas.
  7. Henri Milne-Edwards, en Suisse auprès de sa fille et son petit-fils Jean Dumas.
  8. Alphonse Milne-Edwards, en expédition scientifique.
  9. Émilie Mertzdorff, sœur de Marie.
  10. Karlsbad, station thermale allemande en Bade-Wurtemberg, où devait se rendre Charles Mertzdorff, en compagnie d'Émilie et Aglaé.
  11. Jules Desnoyers.
  12. Céline Oberkampf, épouse d'Henri Delaroche.
  13. Louis Daniel Constant Duméril.
  14. Les recherches pour le mariage d’Émilie Mertzdorff.
  15. Charles Mertzdorff.
  16. Ce paragraphe est écrit en marge.
  17. Caroline Gasser, veuve de Frédéric Mertzdorff.
  18. Pierre Bonnard, petit-fils de Mme Mertzdorff.
  19. Élisabeth Mertzdorff, épouse d'Eugène Bonnard ("Mme Bonnard").
  20. Charles Bonnard.
  21. Pauline Burnouf, épouse d'Émile Fernet ?
  22. Prétendant (M. P.) et intermédiaire (M. G.) non identifiés.
  23. Marcel de Fréville.
  24. Hélène Berger, épouse d'Émile Poinsot.
  25. Gabrielle Bernardine Lousteau, veuve de Jean Baptiste Rich.
  26. Cette sœur de Gabrielle Bernardine Lousteau est non identifiée.
  27. La paroisse Saint-Étienne du Mont à Paris ?
  28. Antoinette Silvestre de Sacy, épouse de Paul Audouin.
  29. Le docteur Louis Joseph Auguste Dewulf ?
  30. Cécile Marie Jeanne Rich, Mère Saint Barthélémy de Sion.
  31. Anna Duméril (†),  supérieure de Sion et Alice Duméril, religieuse de Sion.
  32. Anna Maria Honanna Rich, épouse de Paul Curry.
  33. Joseph Dietrich.
  34. Georges Heuchel.
  35. Élisabeth Schirmer, épouse de Georges Heuchel.
  36. Erckmann-Chatrian, Histoire d'un conscrit de 1813, J. Hetzel, 1864.
  37. Le Col d'Anterne est l'une des Nouvelles genevoises de RodolpheTöpffer.
  38. Frédéric Ozanam, Lettres de 1831-1853, 1881 (6e édition).
  39. Marie Stackler, épouse de Léon Duméril et mère d'Hélène et André Duméril.
  40. Sophie Villermé, veuve d'Ernest de Fréville et sa fille Louise de Fréville, épouse de Roger Charles Maurice Barbier de la Serre.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Mercredi 16 août1882. Lettre d'Aglaé Desnoyers, épouse d'Alphonse Milne-Edwards (Vieux-Thann) à Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Villers-sur-mer) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_16_ao%C3%BBt1882&oldid=41152 (accédée le 27 avril 2024).

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