Mardi 18 octobre 1881

De Une correspondance familiale

Lettre d’Émilie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)


Fs1881-10-18 pages1-4-Emilie.jpg Fs1881-10-18 pages2-3-Emilie.jpg


18 Octobre 1881

Mon Père chéri,

C’est encore de la rue Cassette que je t’écris, mais j’y suis seule pour la dernière fois. Les chers habitants[1] de cette petite maison arrivent ce soir à 6 heures, ils viendront dîner avec nous, de sorte que nous ne tarderons plus beaucoup à nous revoir. Dans 7 heures nous serons ensemble. Tante[2] a eu ce matin la dernière lettre de Marie et moi j’en avais eu une hier, elle ne m’écrivait que pour me recommander de remercier tante autant que je pourrais pour toute la peine qu’elle se donne et de l’empêcher de se fatiguer et, pensant que cela ne suffisait pas, Marcel a encore rempli toutes les marges des mêmes recommandations. J’espère que tante ne s’est pas fatiguée, mais je ne veux pas qu’on me rende responsable de sa fatigue car tu sais s’il est difficile d’arrêter tante et si j’ai aucune influence à cet égard-là. Quant à la remercier, je le fais tant que je peux et je lui dis toute la journée, ce qui est bien vrai, c’est qu’elle est trop bonne et qu’elle gâte ses enfants. Cette seconde partie de ma tâche est plus aisée à remplir que la première.

Samedi nous avons encore passé toute notre journée ici à ranger et arranger, en nous en allant nous sommes montées chez Mme Roger[3] et j’espère que je pourrai bientôt recommencer mes leçons ; elle doit m’écrire aussitôt que cela sera possible. Nous avons reçu aussi une réponse de Mlle Jacobsen[4] qui reviendra Samedi prochain.

Hier nous avons été à la messe de 8 heures après être passées chez les sœurs pour savoir le résultat de leur rentrée qui a eu lieu Vendredi. Elles ont 400 enfants au lieu de 500 ; tu vois que la différence n’est pas grande. Autrefois il y en avait 1 000 mais en comptant l’asile, garçons et filles, qu’elles n’ont pas pu caser dans leur nouveau local. Il paraît que les parents ont témoigné beaucoup d’empressement et que chacun a fait ce qu’il a pu pour leur venir en aide. Quels drôles de gens que les habitants du quartier Mouffetard. En revenant de la messe, nous sommes entrées chez tante Louise[5], puis nous avons passé tout le reste de la journée à la maison. Jean[6] a déjeuné avec nous et n’est parti qu’à 4h. Nous avons joué, comme tu le supposes, à la chasse de M. Petters, puis oncle[7] et Jean ont tiré à la sarbacane pendant que je dessinais un petit paysage. Ensuite nous avons eu la visite de tante Cécile[8] et après son départ oncle s’est remis à travailler pendant que tante et moi faisions nos comptes. Ce mot t’étonne de ma part, car tu sais que je n’affectionne pas particulièrement ce genre d’exercice, mais j’ai succédé à Marie dans ses graves fonctions et je cherche à m'en acquitter comme il faut. A propos de comptes, je te dirai en passant que je n’ai plus d’argent, mais je n’en ai pas besoin avant ton retour, car je puis me servir de la somme que m’a confiée Marie. J’espère qu’elle ne me demandera pas de trop gros intérêts.

J’ai reçu aujourd’hui une charmante lettre de bon-papa[9] ; il m’écrit avec une gaîté et un entrain extraordinaire, il me raconte une promenade qu’il a faite près de Launay avec bonne-maman, et il termine en me citant cette de La Fontaine[10]:

 Un octogénaire plantait.
Passe encore de bâtir ; mais planter à cet âge !
… Assurément il radotait.
Car au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pensez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?
Le vieillard répond :
« … Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Eh ! bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un bien que je goûte aujourd’hui
J’en puis jouir demain et quelques jours encore... »

Bon-papa ajoute : « en appliquant l’apologue à la réalité, j’ai vu sonner il y a huit jours ma 80e année et j’ai eu le plaisir de penser que, comme le vieillard du bon La Fontaine, je n’étais pas un égoïste en plantant. »

Non certes il n’est pas égoïste ce cher bon-papa, et comme il a encore l’esprit jeune, aimable et gai. N’est-ce pas que ce petit commentaire de la fable est charmant. Il compte revenir Jeudi avec bonne-maman.

Mon Père chéri, quand donc m’écriras-tu ? Une lettre de toi me ferait tant de plaisir ! il y a si longtemps que je n’ai eu de tes nouvelles ; je voudrais tant savoir ce que tu fais et comment tu vas. Voilà déjà huit jours que nous t’avons quitté, il me semble, il est vrai, qu’il y a près d’un mois.


Notes

  1. Marie Mertzdorff, son époux Marcel de Fréville et leur fille Jeanne de Fréville.
  2. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  3. Pauline Roger, veuve de Louis Roger, professeur de piano.
  4. Mlle Jacobsen, professeur d’allemand.
  5. Louise Milne-Edwards, veuve de Daniel Pavet de Courteille.
  6. Jean Dumas.
  7. Alphonse Milne-Edwards.
  8. Cécile Milne-Edwards, épouse de Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  9. Jules Desnoyers, époux de Jeanne Target, né le 8 octobre 1800.
  10. Jean de La Fontaine, « Le vieillard et les trois jeunes hommes ».

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Mardi 18 octobre 1881. Lettre d’Émilie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_18_octobre_1881&oldid=55948 (accédée le 15 novembre 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.