Lundi 9 novembre 1863

De Une correspondance familiale

Lettre de Félicité Duméril (Morschwiller) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris)


Morschwiller 9 9bre 1863.

Merci ma bien chère enfant, de penser souvent à la pauvre Méhil[1] et de lui adresser ces bonnes paroles qui la remontent et qui sont pour elle comme une rosée bienfaisante. Le déchirement, la blessure profonde de mon cœur n'auront de terme qu'avec ma vie, mais dans cette cruelle épreuve que je subis[2], Dieu permet qu'un ange semblable à mon enfant vienne à moi pour me soutenir et me donner confiance dans l'avenir de nos chères petites[3]. Il faut que je te raconte, ma bien chère enfant, que ma présence dans la maison de Charles a offusqué sa mère[4] qui s'est trouvée excitée par deux de ses amies lesquelles trouvaient que j'empiétais sur ses droits en restant à Vieux Thann, et qu'ayant mon mari[5] et mon fils[6] à Morschwiller c'est là que je devais être. Madame Mertzdorff a alors fait entendre à Charles qu'il lui semblait que sa femme seule aurait le droit de commander chez lui et que ma présence à Vieux Thann était une sorte d'offense pour elle, dès que j'ai été informée de tout cela par notre excellent Charles qui souffrait tant en me le disant, tu comprends que je n'ai pas tardé à me retirer. J'ai été m'agenouiller sur la tombe de ma bien aimée où j'ai prié Dieu de toute mon âme de ne pas nous abandonner, de veiller sur Miky et Emilie : puis je suis revenue auprès de notre bon Charles, des chères petites que j'ai quittées avec le cœur bien gros, je laisse heureusement auprès d'elles le meilleur des pères et une personne à laquelle je voue autant de reconnaissance que d'amitié, cette personne c'est Cécile[7], combien cette bonne et excellente fille pense à toi, combien elle me comprend, et combien elle saura avec nous tous rendre d'actions de grâce à Dieu le jour où nos chères enfants seront dans tes bras. Depuis mon départ de Vieux Thann, notre bon Charles m'a amené les chères petites pour passer une journée ici, il les a conduites hier à Colmar chez leur tante Zaepffel[8] qui réclamait depuis longtemps une visite de ses petites nièces qui ont eu, à ce qu'il paraît, des transports de joie lorsqu'il a été question de ce voyage : que serait-ce donc s'il s'agissait d'en faire un autre qui serait pour elles bien autrement heureux ! Charles doit les ramener aujourd'hui à Vieux Thann si toutefois il n'y a pas de changements dans les projets.

Embrasse bien bien fort pour moi notre chère Aglaé[9] dis-lui de se bien soigner, c'est un devoir qu'elle saura remplir comme elle sait si bien remplir tous les autres. Je vous suis bien souvent ta bonne mère[10] et toi dans vos diverses occupations, parle-moi de M. Alfred[11], de ce bon Julien[12] si infatigable au travail, mais il doit se ménager et prendre un peu de repos. Mon bon mari va bien quoique un peu enrhumé, notre pauvre Léon a été dolent ces derniers jours par du mal entrain et mal à la gorge, le voilà heureusement bien mieux et c'est avec bonheur qu'il s'est dirigé ce matin vers la fabrique. C'est un bon jeune homme, bien à son affaire, Charles en paraît fort content, mais Léon sent de plus en plus tout ce qu'il doit à son beau-frère si bon et si expérimenté.

Adieu ma bien chère enfant nous t'embrassons autant que nous t'aimons et envoyons les choses les plus affectueuses et les mieux senties à ton cher entourage. Un bon baiser pour moi à ton excellente mère

F. Duméril

Je t'envoie des petites violettes que j'ai cueillies dans le jardin

Je ne puis te dire assez combien je suis ravie du livre que ma sœur[13] m'a prêté et qui a pour titre le Monde, le vaste Monde[14]


Notes

  1. Méhil, nom que ses petites-filles donnent à Félicité Duméril.
  2. Caroline Duméril, épouse de Charles Mertzdorff et fille de Félicité est décédée en 1862.
  3. Marie (Miky) et Emilie Mertzdorff, filles de Caroline. Félicité souhaite un remariage de son gendre veuf avec Eugénie Desnoyers.
  4. Marie Anne Heuchel, veuve de Pierre Mertzdorff.
  5. Louis Daniel Constant Duméril.
  6. Léon Duméril.
  7. Cécile, domestique chez les Mertzdorff, attachée au service des fillettes.
  8. Emilie Mertzdorff, épouse d’Edgar Zaepffel et sœur de Charles.
  9. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards et sœur d’Eugénie.
  10. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  11. Alfred Desnoyers, frère aîné d’Eugénie.
  12. Juien Desnoyers, jeune frère d’Eugénie.
  13. Eugénie Duméril, épouse d’Auguste Duméril.
  14. Le Monde, le vaste monde, d’Elisabeth Wetherell (pseudonyme de Susan Bogert Warner, 1819-1885), 1852. « Roman biblique » américain selon la Revue des Deux Mondes de l’époque, ce roman met en scène les épreuves traversées par une jeune fille séparée de sa mère ; il est lu par exemple dans les années 1860 pendant les repas dans une institution protestante cévenole. Dans une lettre de 1857, Caroline Duméril signale qu’elle lit un autre ouvrage de cette auteure, Queechy.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Lundi 9 novembre 1863. Lettre de Félicité Duméril (Morschwiller) à Eugénie Desnoyers, amie de sa fille décédée (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_9_novembre_1863&oldid=40641 (accédée le 15 novembre 2024).

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