Lundi 20 et mardi 21 mars 1843
Lettre d’Eugénie Duméril (Lille) à son cousin et fiancé Auguste Duméril (Paris)
d’Eugénie à Auguste.
Lundi 20 Mars 1843.
C’est hier, que j’ai reçu votre réponse tant désirée, mon parfait Auguste, et je ne saurais, non plus, vous dépeindre ce qui s’est passé en moi, à cette lecture. Quel tableau vous me faites du sort qui m’attend, mon excellent ami, et combien votre Eugénie sentira tout le bonheur qu’elle vous doit. Je ne craindrai plus, comme à présent, de passer les bornes, en vous laissant lire dans mon cœur. Moi aussi, mon cher cousin, je me suis souvent représenté nos causeries, nos petites parties de plaisir, et je pense que chaque jour, à l’heure de votre arrivée, vous me verrez de loin, à la fenêtre qui donne sur la rue. Peut-être est-il inconvenant à une femme d’avouer son affection, avant le mariage, mais toutes celles qui me manquaient se sont réunies en une, et à cette tendresse de fiancée, il se joint la confiance que j’aurais eue avec ma mère[1]. Pourquoi craindrais-je d’exprimer à l’avance cette affection ? Il est permis, ce me semble, lorsqu’on va être unis pour toujours, de laisser un peu de côté ces convenances, qui apprennent la fausseté. Croyez cependant, mon indulgent ami, que je ne vous dis que bien imparfaitement combien vous m’êtes cher. Mais je puis vous parler plus longuement du bonheur que me causent les détails que vous me donnez sur le sentiment que je vous ai inspiré, et que vous savez peindre d’une manière si touchante. Est-il possible, mon bon Auguste, qu’en 1836, vous ayez fait quelque attention à moi ? J’étais à cette époque étourdie, irréfléchie, et vous me plaisiez avec cette exagération des premières années de la vie : souvent, je passais des nuits blanches, mais je ne vous aurais pas rendu heureux, car je ne raisonnais rien. Si je ne vous ai pas parlé de mes impressions de ce temps-là, c’est que je ne me les rappelle pas avec plaisir. Je pourrais vous dire aussi que ces mêmes impressions, je les avais éprouvées lorsque je n’étais qu’une enfant, et je me rappelle qu’alors, j’avouais à Félicité[2], avec qui je couchais, que je n’avais jamais aimé personne comme vous. Mais ce que je disais enfant, je puis vous le répéter aujourd’hui. Oui, mon bon Auguste, vous seul m’avez fait penser au bonheur, et nul autre que vous ne me l’a fait désirer. Quand je suis partie pour Paris, je me rappelais bien ce que j’avais éprouvé, il y a quelques années : j’avais même dit à Émilie[3], avant ce voyage, dans nos causeries intimes, que vous seul aviez su me plaire, mais ma ferme résolution était de travailler, dès l’origine, à conserver ma tranquillité, si je m’apercevais que je pourrais la perdre. Dans tous les temps, j’avais cru à votre indifférence pour moi, et c’est peut-être cette pensée qui m’a fait vous revoir sans émotion. Il me semblait, mon bon Auguste, que si vous vous amusiez à m’agacer, c’est que votre cœur était bien libre : j’aurais voulu vous inspirer une amitié plus tendre. Un soir, je me suis expliquée trop positivement, devant Auguste et Adine[4]. Quand vous m’avez dit, en rentrant au salon, que je vous avais fait de la peine, je n’osais me retourner, car je ne pouvais cacher mon émotion, et vous avez ajouté, dans le salon : « Son cher frère et son cher beau-frère[5], rien ne peut leur être comparé. » Comme j’aime maintenant à me rappeler tout cela ! Laissez-moi vous en parler un peu. Je me souviens encore de cette partie de volant, le jour où nous avions fait des visites, et où vous avez dîné chez Félicité, avec mon oncle et ma tante[6]. Vous rappelez-vous ce que vous m’avez dit, ce jour-là, à table lorsque maman parlait de ses trois enfants et Constant, de sa femme ? Sans présomption, je pouvais éprouver une douce confiance en l’avenir, mais je devais vous cacher mon bonheur : aussi, cette partie de volant avait-elle de l’attrait ! Souvent, je devenais très rouge, et j’en étais au supplice. Parlons encore de cette journée de spectacle. Oui, mon bon Auguste, il faudra y retourner quelquefois, en mémoire de l’heureuse soirée que nous y avons passée. Si l’ouvreuse me donne encore le titre de dame, vous ne pourrez plus me dire, avec cet air qui vous appartient et qui me touchait si vivement : « Elle ne sait pas que vous n’êtes qu’une méchante demoiselle. » Mais je crois que nous ne regretterons pas le temps passé. Ne parlons pas de nos peines, mon cher cousin. Bientôt elles seront oubliées, et si elles se renouvellent à l’époque du mariage, nous aurons la consolation d’être réunis pour toujours. Je vous remercie de tout mon cœur de consentir à me laisser lire votre journal. Je me fais une fête de cette lecture. Le mien ne contient que des détails puérils, sur la manière dont je passais le temps, l’aveu d’une nouvelle affection, et le récit de mes chagrins. Je puis vous copier le récit d’un de mes moments de peine. Elles se renouvelaient souvent, mais celles causées par papa, je ne pouvais les supporter. Vous verrez sur mon journal combien il devait m’être impossible de ne pas craindre papa[7], et de porter à maman cette affection tendre, que je vous avais donnée comme à Émilie.
« 25 Novembre 1841, 7 h. du soir. Oh ! que je viens de pleurer ! Papa, en apprenant par maman, que nous irions ensemble chez ma tante Fidéline[8], m’a dit des choses tellement dures qu’elles m’ont fait un mal affreux. Il m’a dit que je suis une fille dénaturée, que je me suis moquée de lui, avec les autres personnes, le jour du dîner, et que c’était une infâme ingratitude ; qu’il était indigné de voir que j’allais chez ma tante ; et qu’il m’ordonnais de rester. Là-dessus, maman, comme à l’ordinaire, a dit des choses inconvenantes, et lorsqu’elle a été partie, j’ai pris la main de papa, qui ne l’a pas retirée. Je lui ai dit : « Oh papa que vous me faites de mal ! que je souffre de voir que vous me jugiez de cette manière, et que vous me connaissiez si peu ! Moi, permettre qu’on rie de vous, comment pouvez-vous le supposer ? Hélas je suis bien malheureuse ! » Papa tremblait, je crois : je n’osais pas le regarder, mais je sentais qu’il me serrait la main – « assez, assez, pourquoi es-tu si indifférente aussi ? Allons, je te pardonne. » Je lui ai répondu : « Vous me faites si peur, depuis l’autre jour. » Je suffoquais, et ne pouvais plus parler. En effet, je crains papa, et je ne puis aimer maman, comme je le devrais. Aussi, ma position est-elle bien malheureuse. L’amitié d’Émilie et l’aimable société de Clara[9] sont les seules jouissances qui me restent. Si mon Emilie était ici, elle me consolerait, mais je n’ose espérer qu’A.[10] entrerait comme elle dans mes chagrins. Oh ! puisse-t-il ne jamais en avoir, et rester indifférent, pour son bonheur. Cependant j’oublierais tout, si un jour je me sentais consolée par lui. Je ne veux pas écrire sur mon journal tout ce que maman dit d’inconvenant : je dois l’oublier. Si un jour je suis heureuse, je sentirai alors la différence avec le moment présent, mais il est de ces choses qui restent gravées dans le souvenir, sans le secours de la plume. Qu’il est triste, pour une fille, de voir son père et sa mère ne pas se souffrir et se dire toute la journée des choses dures. Je n’ai rien à me reprocher que de la paresse pour le lever, et cependant, j’apprendrais que je vais mourir, sans émotion. La mort ou le mariage serait ce qui pourrait m’arriver de plus heureux, mais je crois que je ne me marierai pas, si je n’épouse pas A. » Ma bougie était à sa fin ; j’en ai été prendre une autre, dans la cuisine, et, en me la donnant, Séraphine m’a dit : « Que vous êtes pâle et défaite, mademoiselle : vous tâchez de rendre tout le monde heureux, et vous êtes si malheureuse ! » Je ne voulais pas qu’elle continuât et m’en suis allée, mais les larmes qui me venaient aux yeux ne me faisaient plus de mal. Oui, je voudrais vivre encore, si je dois être ma maîtresse, et puis faire le bien. » Le 10 Novembre je disais : « Tous les jours, deux choses me font plaisir : c’est qu’A. approuve cette méthode de faire un journal, et ensuite, au dîner, j’aime à manger mon morceau de sucre sans le tremper dans le gloria[11], parce qu’A. a eu l’air de me le défendre. » Je ne veux pas vous en copier davantage, mon cher cousin, car je préfère causer encore avec vous. Pardonnez-moi d’avoir pu croire que vous ne m’auriez pas aussi bien consolée qu’Émilie. Je n’osais espérer que votre affection égalait la mienne, en me rappelant que vous paraissiez si gai au moment du départ. Mais je sais bien, à présent, que cet air n’exprimait pas ce qui se passait en vous. Je serai fort contente de noter avec vous les heureux évènements de la vie que nous allons passer ensemble. Nous aimerons plus tard à les relire et à nous rappeler ces premiers temps de notre union. Bientôt, mon excellent ami, je vous raconterai tous mes chagrins. Pardonnez-moi d’avoir augmenté les vôtres, par mon peu de retenue, la veille du départ. J’étais comme folle, et c’était pour vous que je souffrais. N’y pensez plus, je vous en prie, mon bon Auguste. Vous vous dites la cause involontaire de mes maux, et, au contraire, sans vous que j’aurais été plus malheureuse ! Moi, je ne vous ai jusqu’ici apporté que tristesse, en échange du bonheur que je recevais. Ne parlons plus de ces cruels moments, cela fait mal, et je ne puis penser que vous ayez tant souffert pour moi, sans en éprouver encore une vive affliction. Que je serais heureuse maintenant de vous savoir débarrassé de votre examen. Jusque-là, je me préoccuperai beaucoup de vous. J’ai été fort contente de lire que vous aviez été au bal, et de savoir que mon souvenir vous y avait suivi. Je trouve que la musique exalte beaucoup l’imagination. Au bal ou au concert, je cherchais vainement à vous chasser de ma pensée. Je regrette maintenant de n’avoir pas appris un peu à m’accompagner et à chanter ? mais si cela vous fait plaisir, je m’y remettrai bien volontiers, ayant le cœur joyeux. La musique augmente mes peines quand je suis triste, et c’est, je pense, ce qui a beaucoup contribué à me la faire tant négliger. Nos soirées seront bien agréables cet été. Je me rappelle avec tant de plaisir celles que je passais avec Émilie. Combien je vous remercie de cette nouvelle preuve d’affection que vous me donnez, en me parlant de votre désir de posséder cette bonne amie chez nous. Mon parfait Auguste ne me laisse rien à souhaiter, et je sens par avance quel sera ce bonheur qui m’attend. Vous verrez, mon ami, que, comme me le prédit Émilie, je vais reprendre ma gaîté de pension, et cette bonne santé que je possédais alors. Je n’ai pas de plus grand plaisir que de me promener pendant les beaux jours. J’espère que quelquefois le dimanche, si cela ne vous déplaît pas, nous pourrons sortir un peu ensemble. J’aime comme vous beaucoup le spectacle, mais je ne voudrais y aller que rarement, ce plaisir étant plus dispendieux pour les femmes que pour les hommes. A propos de spectacle, mon bon Auguste, permettez-moi de vous remercier de ce que vous y ayez renoncé en ma faveur. Vous vous en dédommagerez, j’espère, une autre fois, mon généreux ami, mais je pressens que jusqu’à notre mariage, vous ne pourrez plus me faire jouir d’un nouveau tête-à-tête.
Éléonore[12] m’a répété, à plusieurs reprises, qu’un port de 26 sous pourrait paraître extraordinaire, mais ma tante ne savait seulement pas qu’on eût reçu une lettre. Les autres fois, comme Éléonore s’enferme, elle me permettait de prendre lecture de celles de Félicité ; hier, au contraire, qu’elle me voyait si agitée; elle m’a refusé positivement ce contentement, disant qu’on pourrait me voir de la rue, et qu’on s’étonnerait que je ne descende pas. Elle a des stores, et je reste toujours longtemps avec elle. Aussi, cela doit vous donner une nouvelle preuve de ma susceptibilité, mon bon Auguste, je suis toute triste de cela ; et je n’oserais pas lui proposer de me servir une seconde fois. Eléonore m’a renvoyée un peu précipitamment de sa chambre, et j’ai conservé, deux grandes heures, ces lettres, attendues avec tant d’impatience, sans pouvoir les lire, car nous sommes restées fort longtemps chez ma tante, et nous avons été ensuite chez Vatblé. Je vous ai lu et relu, jusqu’au moment où papa m’a proposé de nous promener. Dans mon lit, j’ai renouvelé cette vive jouissance, et ce matin, à la pointe du jour, j’étais éveillée par le désir de relire encore ces deux bonnes lettres. Soir et matin, pensez que je me donne le plaisir de vous écouter, car il me semble aussi vous voir et vous entendre.
Demain, je vous écrirai, et lirai ma lettre à papa, qui je l’espère, me permettra de l’envoyer, quoique je n’aie pas encore obtenu son autorisation. Nous avons reçu ce matin celle de ma tante[13]. J’espère, mon cher cousin, que vous lui parlez quelquefois de mes sentiments comme des vôtres. Je pense que vous me verrez avec plaisir tenir compagnie à cette bonne mère, que vous aimez tant, et je suis sûre qu’elle jouira beaucoup de notre bonheur. J’irai demain chez ma tante Vasseur et je porterai encore ma lettre à la poste, à cause de son volume. Je dois tant de reconnaissance à Éléonore, que je m’en veux doublement de ma susceptibilité, mais je me vois ravir un si grand bonheur, que c’est là mon excuse.
Mardi 21. J’ai été hier interrompu par la visite d’Alphonse[14], qui est à Lille pour deux jours, et en relisant cet entretien, mon cher cousin, je vois que j’ai empli le papier de choses fort inutiles tandis que j’ai passé sous silence le bonheur que j’éprouve. Combien je suis touchée de cet aveu, qui dissiperait toutes mes craintes, s’il m’avait été possible d’en concevoir. Votre lettre me prouve si bien que votre cœur m’appartient tout entier. Vous savez que le mien s’était donné, avant de connaître cette sympathie qui assurera mon bonheur. Je veux vous remercier particulièrement du cadeau que vous me destinez, et que je porterai avec tant de plaisir, venant de vous, mon bon Auguste. J’ai à vous dire aussi, combien la charmante description de notre joli petit appartement m’a intéressée. Je vois que je serai gâtée de toute manière, et il faudra pourtant bien que je m’y habitue, le mois prochain, peut-être. Concevez-vous mon émotion en y pensant ? Je fais bien aussi des châteaux en Espagne, quoique mille préoccupations, celle, entr’autres, de vous savoir très occupé, puisse troubler cette charmante perspective. Aussitôt que vous serez débarrassé de votre examen, mon ami, priez Félicité de me le faire savoir. J’ai le regret de ne pouvoir aller aujourd’hui chez Eléonore, maman m’ayant dit hier qu’elle emploierait ma journée d’aujourd’hui. Ainsi, je ne vous écrirai que demain. S’il m’est permis d’anticiper sur mes droits, je termine en vous nommant mon bien-aimé Auguste, et en m’avançant, pour recevoir les deux bons baisers que vous me donniez, soir et matin, à Lille.
Adieu, pour la seconde et dernière fois, vous aurez de mes nouvelles par Félicité.
Votre heureuse amie
Eugénie.
Je viens de recevoir une lettre d’Émilie : ma tante et elle comptent tout à fait nous avoir à Alost, avec nos parents. Ma tante Jeannette[15] qui, je l’espère, d’après sa promesse, assistera à notre mariage, parlera sûrement de son désir.
Je voudrais bien, comme vous, que ce voyage eût lieu le lendemain de la cérémonie.
Notes
- ↑ Alexandrine Cumont.
- ↑ Félicité Duméril, sœur d’Eugénie.
- ↑ Émilie Cumont (1819-1880), fille de Jean Charles Cumont et Jeanne Declercq.
- ↑ Charles Auguste Duméril, frère d’Eugénie, et son épouse Alexandrine Brémontier, dite Adine.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril, époux de Félicité et frère d’Auguste.
- ↑ André Marie Constant Duméril et Alphonsine Delaroche.
- ↑ Auguste Duméril (l’aîné).
- ↑ Fidéline Cumont, épouse de Théophile (Charles) Vasseur.
- ↑ Clara Béghin.
- ↑ Auguste Duméril.
- ↑ Le gloria est ici une petite tasse de café, plutôt qu’une liqueur chaude composée de café, sucre et eau-de-vie (deux sens donnés par Littré).
- ↑ La cousine Éléonore Vasseur, un des enfants d’Angélique Cumont et de Léonard Vasseur, sert parfois d’intermédiaire pour le courrier. Avant la création du timbre en 1849, le port, payé par le destinataire, est fonction du poids et de la distance.
- ↑ Alphonsine Delaroche, mère d’Auguste Duméril.
- ↑ Possiblement Alphonse Duméril, cousin germain, né en 1827, fils de Florimond (l’aîné).
- ↑ Jeanne Declercq, épouse de Jean Charles Cumont.
Notice bibliographique
D’après le livre de copies : lettres de Monsieur Auguste Duméril, 1er volume, « Lettres particulières d’Auguste à Eugénie et d’Eugénie à Auguste, du 26 Août 1842, au 22 Avril 1843, et lettres de Félicité à Eugénie et d’Eugénie à Félicité dans lesquelles ces lettres particulières étaient toujours envoyées », p. 261-275
Pour citer cette page
« Lundi 20 et mardi 21 mars 1843. Lettre d’Eugénie Duméril (Lille) à son cousin et fiancé Auguste Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_20_et_mardi_21_mars_1843&oldid=57212 (accédée le 21 novembre 2024).
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