Jeudi 31 mars et vendredi 1er avril 1859
Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son amie Caroline Duméril, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Jardin des Plantes 31 Mars 59
Jeudi soir
Bénie soit la main qui m'étrenne ! Que cette aumône, donnée en faveur des pauvres de StMédard, soit agréable à Celui qui peut seul répandre mille bénédictions sur le berceau du petit enfant qui va venir au monde[1], et qu'elle soit ainsi une source de bonheur pour les chers parents qui ont envoyé une si belle offrande à une pauvre quêteuse.
Merci à toi, ma chère petite Crol et à ton bon mari pour l'attention que vous avez eue de me faire remettre pour la Conférence de St Vincent de Paul une aussi riche aumône ; je vous en remercie bien au nom des infortunés de notre quartier ; mais je t'avoue, chérie, que je suis un peu honteuse maintenant de t'avoir parlé de cette tâche dont nous nous sommes chargées, je crains que tu n'y aies vu une indiscrétion de notre part ? Non ma petite Crol, n'est-ce pas, non, j'ai trop confiance en votre amitié pour croire à cette mauvaise pensée et puis j'ai l'idée que cela portera bonheur à l'enfant, à la maman et peut-être bien un peu aussi à la petite Nie qui sert d'intermédiaire
Ta bonne mère[2] a donc été souffrante à son arrivée au Vieux-Thann ? Elle va mieux maintenant, nous a dit ton bon père[3], et nous nous en réjouissons bien. Monsieur Constant est très fidèle aux habitants de la cour du cachalot[4], depuis le départ de ta mère il est venu nous voir presque tous les jours, je t'assure que ses visites nous font grand plaisir.
Ce soir nous avons eu la visite d'un jeune ingénieur qui a quitté Alfred[5] hier. Le Phœnix, qui depuis qq. temps ne bat que d'une aile, finira par ne plus pouvoir voler du tout, aussi serions-nous bien heureux de le (Alfred) voir entrer dans une autre usine. Et dans tout ceci encore tes parents nous montrent toute leur amitié.
Julien[6] rentre d'un concert où Mme de Gérando[7] l'a emmené avec Attila, Monsieur est très content de sa soirée, ce qui ne lui fait pas oublier sa Crol ; et il me charge de te souhaiter une bonne nuit. Les 12 coups viennent de sonner, il n'est plus l'heure de bavarder je ne puis me permettre que de prendre le temps de te dire que I love you with all my heart and I am for ever yours
Eug.
1er avril
Hortense[8] est délicieuse : figure-toi qu'elle nous reconnaît déjà parfaitement, nous tend les bras et jase avec nous comme de vieilles connaissances. Tu sais que Bathilde est chez Constance[9] et la petite rue de Vaugirard chez sa bonne-maman[10] ; eh bien la générale est si folle de sa petite fille que cette séparation lui ôte une partie du plaisir de son voyage, et je serais étonnée qu'elle le prolongeât jusqu'à l'époque qu'elle avait fixée pour son départ.
Aglaé[11] fait de bonne partie de rire avec Bathilde qui est charmante pour elle, maintenant comme elle l'était dans les lettres qu'elle écrivait au nom d'Hortense.
Rien de nouveau au Jardin, les décrets se font attendre, et jusqu'à présent cette fameuse commission n'a servi qu'à effrayer tout le monde.
A Paris on craint beaucoup la guerre[12] – l'industrie de vos côtés doit encore en être plus effrayée car c'est la partie active du pays qui a toujours le plus à en souffrir.
Il faut aujourd'hui que je sois raisonnable et que je ne prolonge pas cette causerie qui n'a pour but que que de vous bien remercier de ce que ton père m'a remis en votre nom et de te dire que ton amitié est toujours ma plus douce joie, que je pense continuellement à toi, ma Crol chérie, et que tu peux toujours compter sur l'affection de ta vieille amie
Eugénie D
La petite Gla t'embrasse de tout cœur.
Ne nous oublie pas auprès des tiens.
Si ma lettre part le 1er Avril, ce n'est pas un poisson d'avril que j'ai la prétention de t'adresser loin de moi cette pensée, tout ce que je te dis est vrai et au commencement de ce mois, dans lequel un si grand événement doit se passer, je forme encore plus de vœux pour toi.
Notes
- ↑ Caroline et son mari Charles Mertzdorff attendent leur premier enfant pour le mois d’avril.
- ↑ Félicité Duméril.
- ↑ Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Au Jardin des Plantes.
- ↑ Alfred Desnoyers, frère d’Eugénie, lui-même ingénieur.
- ↑ Julien Desnoyers, jeune frère d’Eugénie, né en 1847.
- ↑ Emma Teleki, veuve d’Auguste de Gérando, et son fils Eméric Auguste dit Attila.
- ↑ Hortense Duval, dont la naissance est annoncée dans la lettre du 11 juillet 1857, est la fille de Bathilde Prévost et d’Alphonse Duval.
- ↑ Constance Prévost, sœur de Bathilde, épouse de Claude Louis Lafisse.
- ↑ La grand-mère d’Hortense, la mère de Bathilde et Constance, est Amable Target, veuve de Constant Prévost.
- ↑ Aglaé Desnoyers (diminutif : « Gla »), sœur d’Eugénie, est la marraine d’Hortense.
- ↑ Après l’échec du mouvement national italien en 1848-1849, le roi de Sardaigne Victor-Emmanuel rallie les patriotes italiens pour faire l’unité du pays et s’émanciper de la domination autrichienne. Son ministre Cavour rencontre Napoléon III en juillet 1858 à Plombières et un traité d’alliance est conclu en janvier 1859 qui engage la France contre l’Autriche. La tension est vive avant même que la guerre ne soit déclarée, fin avril 1859.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Jeudi 31 mars et vendredi 1er avril 1859. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son amie Caroline Duméril, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_31_mars_et_vendredi_1er_avril_1859&oldid=43047 (accédée le 15 novembre 2024).
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