Jeudi 25 et vendredi 26 mai 1871

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris)

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Vieux-Thann[1]

Jeudi soir 25 Mai

Ma chère petite Gla,

D'après ta lettre du 21 qui m'est arrivée à 3h je vois que vous nous attendez chaque jour, il me semblait bien cependant vous avoir écrit que le jour du départ n'était pas fixé, malgré notre désir d'être près de vous, et que devant voyager avec les enfants[2], nous pensions attendre encore quelques jours car les évènements semblaient devoir toucher à leur fin. Et en effet cette semaine sera épouvantablement célèbre dans l'histoire de Paris ! Si on respire un peu à l'idée que l'ordre triomphe, d'un autre côté, combien ne se sent-on pas oppressé en songeant aux victimes, aux souffrances ! A quel prix la paix et la sécurité rentreront dans notre pauvre France.

Le journal de ce soir nous apprend : la destruction des Tuileries, d'une partie du Louvre, de je ne sais de combien de monuments ! hélas, hélas ne croirait-on pas que tous les esprits infernaux sont déchaînés sur la capitale ! Quoiqu'à une certaine distance vous assistez encore trop à toutes ces horreurs dont la fumée doit venir jusqu'à vous.

Je souffre dans l'éloignement pour vous tous, mais particulièrement pour notre bonne mère[3] qui est déjà si éprouvée par la perte de ce qui était si parfait et qui faisait sa joie[4]. Je pense bien aussi à ce que Alfred[5] et Alphonse[6] doivent éprouver en se sentant impuissants à participer au triomphe de l'ordre contre tant de scélérats.

Aujourd'hui est arrivé l'ordre de ne plus envoyer aucune marchandise, que pendant 10 jours le chemin de fer ne prendrait plus rien, que même les trains de voyageurs seraient supprimés à cause du retour en Allemagne du corps du général Manteuffel[7] qui doit s'élever à plus de 100 mille hommes, on profitera des trains inverses pour renvoyer nos prisonniers français dans leur patrie.

Voilà donc encore une cause de retard à notre réunion si désirée et si triste, mais on a besoin d'être ensemble ! Et comme tu dis il faut que ceux qui restent tâchent de se réunir, c'est si triste de ne plus le voir ce bien aimé Julien, de savoir qu'on ne verra plus son doux visage au milieu de vous... Aussi que dire à notre bonne mère ? Rien que lui montrer notre affection. Et c'est ce que vous ne cessez de faire, chers amis. Votre présence à Montmorency a été bien utile. Dis à Alphonse que nous aussi nous serons bien heureux de nous retrouver avec lui, et que celle sa présence et celle de petit Jean[8] à Montmorency seraient d'un bien grand charme pour mes petites filles qui se réjouissent tant de se retrouver avec vous.

En ce moment Marie a la mine un peu fatiguée, le printemps l'éprouve, elle a besoin de sommeil. Aujourd'hui Jeudi elles ont eu leurs amies[9] et ont joué au jardin en deux camps, les unes avec les poupées derrière la serre, les autres au rocher toujours avec les petits poissons et les têtards ! J'avais à dîner M. et Mme Paul de Mulhouse, ils m'ont chargée de bien des choses pour Maman ; ce sont de braves gens, leur fille Mme Laroze a mis ses enfants à la campagne (près de Corbeil) son mari, qui finissait par être malade, est avec eux, et elle est rentrée à Paris à la pharmacie de la rue des Petits Champs. Tu comprends si la mère est inquiète. J'espère que M. Edwards[10] est venu vous rejoindre ? Quelle souffrance morale pour tout le monde. J'ai écrit Dimanche dernier à Cécile[11] chez Louise[12], chacun doit se demander ce qu'il va devenir.

On a loué des magasins à Belfort et à Gray pour expédier à mesure les marchandises car on finit (indépendamment du désir des marchands de ravoir en France tout ce qu'on peut) par avoir par trop de marchandise aux autres chez soi, c'est effrayant. Léon[13] est de retour de sa petite expédition dans les Vosges, sans résultat bien entendu, il n'a pu rien voir, car de suite à la gare d'Epinal il a été reconnu et c'était à qui l'accaparerait, aussi il est bien vite rentré au bercail. Dimanche ils viendront tous trois[14].

Bonsoir, ma Gla, embrasse bien Maman, Papa[15], Alfred et ton cher mari[16] en attendant que j'aie le plaisir de le faire moi-même. Charles[17] rentre du conseil municipal où tout se passe exactement comme s'il n'y avait pas de prussiens dans le pays, il vous envoie ses tendres amitiés. Mes fillettes dorment bonne nuit et tendresses à tous

votre Eugénie M.

Vendredi matin. Bonjour, chers amis, comment êtes-vous ce matin. Ma petite Emilie s'est réveillée toute en pleur, et ça [a recommencé] tout en l'habillant. Elle dit qu'elle a rêvé d'oncle Julien, qu'il était dans le jardin et qu'elle le suivait...

 

Hier soir lorsque je suis arrivée à mon lit j'ai trouvé étalée sur ma chemise de nuit une feuille de papier toute écrite et qui portait pour titre : à ma mère chérie pour la remercier de toute la peine qu'elle a prise pour m'enseigner l'histoire grecque. Et suivait un excellent résumé en 4 pages d'ensemble sur toute cette histoire. C'est une surprise de Marie, elle a fait cela hier matin sans rien me dire pendant que je tournais dans la maison.

Ce sont deux bonnes petites filles. Elles embrassent bien la chère tante Gla.

Il n'y a plus que Henri[18] à revenir pour que les prédictions soient accomplies ! car voilà déjà Paris qui brûle ! à quelle époque vivons-nous ?


Notes

  1. Lettre sur papier deuil.
  2. Marie et Emilie Mertzdorff.
  3. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  4. Julien Desnoyers, tué au fort d’Issy en janvier 1871.
  5. Alfred Desnoyers.
  6. Alphonse Milne-Edwards.
  7. Edwin von Manteuffel (1809-1885), vainqueur de Faidherbe (novembre 1870) et de Bourbaki (février 1871), chef de l'armée d'occupation en France (1871-1873).
  8. Jean Dumas.
  9. Marie et Hélène Berger.
  10. Henri Milne-Edwards.
  11. Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  12. Louise Milne-Edwards, veuve de Daniel Pavet de Courteille.
  13. Léon Duméril.
  14. Léon et ses parents Félicité et Louis Daniel Constant Duméril.
  15. Jules Desnoyers.
  16. Alphonse Milne-Edwards.
  17. Charles Mertzdorff.
  18. Allusion à Henri d’Artois, comte de Chambord, prétendant au trône en exil.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 25 et vendredi 26 mai 1871. Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_25_et_vendredi_26_mai_1871&oldid=39999 (accédée le 21 novembre 2024).

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