Jeudi 12 janvier 1843

De Une correspondance familiale


Lettre de Félicité Duméril (Paris) à sa sœur Eugénie (Lille)


De Félicité Duméril.

Jeudi 12 Janvier 1843.

J’ai reçu hier soir ta lettre, ma bonne petite Eugénie. Auguste[1], qui a pu en prendre de suite lecture, s’est empressé de me faire une réponse le soir : il est venu me l’apporter tout à l’heure, et je vais te copier exactement le contenu du papier qu’il m’a remis.

« Vous avez bien voulu, ma chère sœur, me communiquer les deux dernières lettres de ma bonne cousine, aussi ai-je le désir de vous communiquer, à mon tour, les impressions qu’ont fait naître en moi ces deux lettres, qui peignaient si bien une âme forte et résignée, et de vous dire ce que je répondrais, s’il m’était permis d’entretenir, avec cette excellente amie, une correspondance, où je trouverais tant de charmes. Mais je vous le dirai franchement, avant d’aborder cette grave question, de savoir s’il serait convenable de consentir à ce que l’époque de notre mariage soit fixée, sans attendre que ma position soit changée, j’éprouve un certain embarras.
Je vois, en effet, votre chère sœur, dans le jugement de laquelle j’ai la plus grande confiance, se prononcer d’une manière assez décidée, relativement aux avantages qu’il y aurait à ne rien changer à ce qui avait été décidé dans l’origine. Les préoccupations que nous cause tout ce qu’a de triste et de pénible la situation actuelle, elle cherche à nous persuader que nous devons les éloigner, qu’elle supporte très bien cette existence, mêlée de tant d’amertume.
Or, c’est justement là ce qui cause mon embarras, car avant d’examiner si je dois me ranger à son opinion, ce qui sera toujours, suivant moi, le parti le plus sage, en toute autre occurrence, je me demande si vraiment ce cœur si sincère, si éloigné de tout ce qui ressemblerait à la plus petite altération de la vérité, ne se fait pas illusion à lui-même, en parlant ainsi. Si, en réalité, Eugénie se croit la force de supporter encore cette triste position, je me sens bien près de penser comme elle. Mais si, comme je le crains, cette vie devient vraiment insupportable pour elle, je suis d’avis qu’il n’y a pas lieu à hésiter de demander que l’époque de notre mariage soit fixée d’une manière déterminée. Voyez s’il n’y aurait pas moyen d’obtenir de cette généreuse amie, toujours prête à faire abnégation d’elle-même, un aveu sincère à cet égard. Rappelez-lui cependant, je vous prie, qu’en cette affaire, mon rôle ne peut être que passif, car je ne puis demander qu’on se relâche un peu de la rigueur des engagements : il n’y a que mon oncle[2] qui pourrait décider, par sa propre volonté, que le mariage se fera sans attendre davantage : si mon oncle parle ainsi, je serai bien heureux d’obéir, et je vois d’après les lettres, que son avis, et celui d’Auguste[3] aussi, peut-être, seraient qu’on passât outre, malgré les engagements pris. Cette arrière-pensée, un peu pénible, dont parle ma chère cousine, si les choses se passent ainsi, je la comprends bien jusqu’à un certain point : mais il me semble que ma position peut se modifier assez avantageusement dans l’avenir, pour qu’il n’y ait vraiment pas lieu à se préoccuper beaucoup de ce qu’elle a de peu assuré dans ce moment. Notre petit revenu tout modeste qu’il serait, nous suffirait bien largement : j’aurai la satisfaction extrême de penser que cette parfaite amie peut avoir un peu de bonheur, et j’attendrai patiemment, de mon travail et des événements, une amélioration dans notre position. Voilà ce que je me dis, et ce que je voudrais que ma cousine pût se dire, si mon oncle donne suite à cette idée de hâter la célébration d’une cérémonie, qui, en me liant pour toujours à une femme telle que votre sœur, me donnera le gage le plus sûr d’un bonheur parfait. Dites à Eugénie combien je suis heureux de l’affection que votre père lui témoigne, et de celle qu’il me porte, et dont elle parle encore dans sa lettre d’aujourd’hui ; dites-lui encore que j’ai l’espoir de voir votre mère[4] revenir à des sentiments plus affectueux et plus tendres, à mon égard, et au sien. Demandez-lui de vous répondre promptement, car je désire vivement connaître le fond de sa pensée.
M. Delaroche[5], dont le jugement est si parfait, mon père et ma mère[6], si désireux de me voir jouir du bonheur qui m’est promis, regarderaient comme raisonnable que le mariage se fît promptement. Il semble que ce soit également là l’opinion de mon oncle et d’Auguste : c’est également la vôtre et celle de Constant[7] : ne sont-ce pas de puissants arguments ? Après avoir parlé de tout cela veuillez-bien, ma chère sœur, vous charger d’exprimer, à ma chère et bonne cousine, la vivacité de mes tendres sentiments, et l’embrasser pour moi ».

Tu vois, ma bonne petite Eugénie, d’après tout ce que je viens de te transmettre, que ce pauvre Auguste est bien vivement occupé de savoir à quelle époque votre mariage pourra avoir lieu, mais je trouve bien, comme lui, que, d’après la position d’esprit de notre mère, et ce qui a été décidé, lors de la demande de ta main, le mariage ne pourrait être avancé que par la volonté expresse de notre père : autrement, Auguste ne serait plus, devant maman, dans la plénitude de tous ses droits. Que de fois, nous parlons de toi et de nos parents, ma chère Eugénie : quant à ceux de Paris, ils sont bien occupés aussi, je t’assure, de leur future belle-fille, à laquelle ils rapportent bien des choses : ma tante[8] fait déjà mille projets, pour le moment où elle t’aura près d’elle : non, il n’est pas possible que tu te fasses l’idée à quel point elle est bonne : au jour l’an, j’ai encore pu juger de l’excès de ses soins et de ses attentions. Le joli petit sac, qu’Eléonore[9] lui a envoyé, lui a donné l’idée de m’en offrir un, de son ouvrage : dans le temps elle faisait des ouvrages au crochet, mais en avait oublié le point : et bien ! figure-toi que ma tante est sortie trois fois, pour aller dans un magasin très éloigné de ce quartier-ci : là, elle a acheté la soie, s’est fait donner des leçons, et de plus, a demandé un rendez-vous à Mademoiselle Ghiselain, afin de pouvoir compléter son travail, en faisant un jour, que lui a enseigné Mlle Ghiselain. En m’offrant ce sac, qui est pour moi d’un si grand prix, ma tante m’a dit des choses qui m’ont vivement touchée. Tout en elle vient du cœur, et il s’y joint une grande justesse d’esprit. Je ne puis te dire, chère amie, combien j’ai été touchée, en apprenant qu’Emilie[10], dans sa dernière lettre, fait des excuses à maman, d’une chose dont elle est pourtant bien innocente : quelle excellente personne ! Embrasse-la bien pour moi, lorsque tu lui écriras : je veux aussi que tu embrasses bien fort pour moi, la méchante Eléonore : dis-lui que je perds patience d’attendre si longtemps ses lettres : elle sait trop que je ne puis jamais lui en vouloir, et que je l’aime de tout mon cœur. J’aime à penser qu’elle va quelquefois au spectacle avec son frère Valéry[11] : je voudrais être confirmée dans cette idée.

Adieu, chère petite Eugénie : soigne-toi bien, et reçois l’expression de la tendre affection de ton frère et de ta sœur.

F. Duméril.

Nous aurons demain à dîner une partie de la famille Say. Nos bons petits enfants[12] sont à merveille, et se développent bien. Auguste est venu choisir avec moi l’ouvrage que je t’ai envoyé, et s’est plu à en lire une partie, en songeant qu’il t’était destiné, et paraît content que tu aies cet ouvrage dans ta bibliothèque.

Cette pauvre Adine[13] vient d’éprouver un accident qui heureusement n’a pas eu de suite ; elle doit vous écrire pour vous engager à aller à Arras la semaine prochaine.


Notes

  1. Auguste Duméril, cousin et fiancé d’Eugénie.
  2. Auguste Duméril l’aîné.
  3. Charles Auguste Duméril, frère d’Eugénie.
  4. Alexandrine Cumont, épouse d’Auguste Duméril l’aîné.
  5. Michel Delaroche, oncle d’Auguste Duméril et frère d’Alphonsine.
  6. André Marie Constant Duméril et Alphonsine Delaroche.
  7. Louis Daniel Constant Duméril, frère d’Auguste.
  8. Alphonsine Delaroche.
  9. Eléonore Vasseur, cousine de Félicité.
  10. Emilie Cumont, fille de Jean Charles Cumont et Jeannette Declercq, est une cousine de Félicité et d’Eugénie.
  11. Valéry Vasseur.
  12. Caroline et Léon Duméril.
  13. Alexandrine Brémontier, dite Adine, épouse de Charles Auguste Duméril, vit à Arras.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : lettres de Monsieur Auguste Duméril, 1er volume, p. 309-316

Pour citer cette page

« Jeudi 12 janvier 1843. Lettre de Félicité Duméril (Paris) à sa sœur Eugénie (Lille) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_12_janvier_1843&oldid=39797 (accédée le 15 novembre 2024).

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