Mardi 10 janvier 1843

De Une correspondance familiale

Lettre d’Eugénie Duméril (Lille) à son fiancé Auguste Duméril par l’intermédiaire de sa sœur Félicité (Paris)


Eugénie à Auguste.

Lundi 10 Janvier 1843, 8 heures du matin.

Je voudrais, ma chère Félicité, pouvoir m’adresser directement à Auguste, et je sens que je m’expliquerais mieux, s’il m’était permis de ne pas employer de troisième personne. Je me rappelle que papa[1] voulait nous donner l’autorisation de correspondre ensemble, il y a plusieurs mois, et maintenant que les choses sont beaucoup plus avancées, il me semble que ma faute est excusable, et je te prie de lire cette lettre, comme si elle était pour toi.

Je suis bien émue, mon cher cousin, en me donnant la liberté de vous écrire, et je sens que je ne mérite pas la qualité de franchise que vous voyez en moi, puisque c’est à l’insu de mes parents[2] que je vous fais connaître ce que je pourrais vous dire, si nous nous trouvions réunis. Je comprends parfaitement tout ce qui se passe en vous, et je vous prie de croire que j’ai toujours très bien senti que vous deviez rester neutre, dans la détermination qu’on pourrait prendre. Je vous savais heureux chez vos parents[3] : j’aurais désiré que vous ne vous agitiez pas de ma position ; et je pensais que si vous pouviez attendre avec calme le moment de notre réunion, vous éprouveriez ensuite une satisfaction plus complète, mais comme on me consultera, j’en ai la certitude, je voulais connaître à fond ce que vous éprouviez, pour régler mes désirs sur les vôtres. Je vois, mon excellent ami, que vous vous agiterez, quoi que je puisse dire, et mes idées changent, tout en regrettant, à cause de vous, que vous ne puissiez conserver cette tranquillité que j’aurais été si heureuse de vous voir. Quant à moi, je suis faite à ma position, et quoiqu’elle soit souvent agitée, je la trouve supportable : cependant, mon bon Auguste, je ne veux pas vous cacher, que depuis ma sortie de pension, ma santé s’est ressentie des chagrins que j’ai éprouvés, mais aussitôt que le calme revenait, j’étais guérie, et lorsque, à la suite de mes maladies, maman me conduisait à Alost[4], j’en revenais toujours avec une santé parfaite. Vous voyez que je me conforme à votre désir, par un aveu sincère de ce que vous désirez savoir. Quant à ce que vous pourriez croire, que je me préoccuperais de l’état de notre fortune, si papa et Auguste[5] décidaient que le mariage doit avoir lieu aussitôt que possible, tranquillisez-vous à ce sujet, mon cher cousin : je vous affirme que ce n’est qu’à cause de vous que j’y pense. Je n’aurai pas besoin de dépenser en objets de toilette, grâce à la bonté de papa, et le moindre plaisir aura pour moi l’attrait de la nouveauté. D’ailleurs, vous devez savoir que je n’en suis pas avide, et le bonheur ne cherche pas la distraction. Auguste me disait un jour que je pourrais bien m’ennuyer toute seule dans la journée, n’ayant pas grand chose à faire, et cette observation m’a fort étonnée : je ne conçois pas qu’une femme puisse éprouver de l’ennui, et quoique presque toujours seule, jamais le temps ne m’a semblé trop long.

Comme vous désirez une prompte réponse, mon cher Auguste, je vous écris aussitôt que possible et porterai moi-même ma lettre à la poste, en allant chez ma tante Declercq[6], qui m’a engagée à déjeuner. C’est hier, après la grand-messe, qu’Eléonore[7] m’a remis votre lettre.

Il me reste à vous dire, si cela peut vous être agréable, que tout le monde s’accorde à penser qu’il faudrait que l’époque du mariage fût fixée, et qu’Eléonore ne concevait pas que je ne cherchasse pas à l’avancer. Mon avis deviendra conforme à ceux-là et au vôtre, mon bon cousin, et si l’on ne décide rien à Arras, ce n’aura pas dépendu de ma volonté. J’espère donc que vous allez vous calmer tout à fait, et je vais à mon tour trouver de la tranquillité chez mon excellent frère. Papa compte partir à la fin de cette semaine. L’heure me force à vous dire adieu, mais recevez, auparavant, la nouvelle assurance de mes sentiments d’affection.

Votre cousine et amie

E. Duméril.

Je veux ajouter, mon excellente Félicité, que ma reconnaissance est égale à la vive amitié que je te porte. Si la bonté faisait le bonheur de la vie, tu n’aurais rien à désirer.

Reçois les tendres embrassements de ta petite Eugénie.


Notes

  1. Auguste Duméril l’aîné.
  2. Auguste Duméril l’aîné et Alexandrine Cumont.
  3. André Marie Constant Duméril et Alphonsine Delaroche.
  4. Alexandrine Cumont est originaire d’Alost en région flamande, à mi-chemin entre Bruxelles et Gand, où une partie de sa famille vit encore.
  5. Charles Auguste Duméril, frère d’Eugénie et Félicité, vit à Arras.
  6. Césarine Cumont, sœur d’Alexandrine, est mariée avec Guillaume Declercq.
  7. La cousine Eléonore Vasseur, un des enfants d’Angélique Cumont et de Léonard Vasseur, sert d’intermédiaire.

Notice bibliographique

D’après le livre de copies : lettres de Monsieur Auguste Duméril, 1er volume, « Lettres particulières d’Auguste à Eugénie et d’Eugénie à Auguste, du 26 Août 1842, au 22 Avril 1843, et lettres de Félicité à Eugénie et d’Eugénie à Félicité dans lesquelles ces lettres particulières étaient toujours envoyées », p. 226-230

Pour citer cette page

« Mardi 10 janvier 1843. Lettre d’Eugénie Duméril (Lille) à son fiancé Auguste Duméril par l’intermédiaire de sa sœur Félicité (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mardi_10_janvier_1843&oldid=40649 (accédée le 15 novembre 2024).

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