Dimanche 17 décembre 1882
Lettre d’Émilie Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Paris)
Je commence à croire vraiment, ma pauvre Marie, que Biribi[1] ayant laissé passer la fête de l’Immaculée Conception attend Noël pour paraître dans le monde. Je te félicite sur les instincts pieux de tes filles (car ce ne peut être qu’une fille qui imite à ce point-là sa sœur[2]) mais cependant j’attends la dépêche avec bien de l’impatience et il me semble que le temps doit aussi te paraître un peu long. Tu es bien heureuse de voir souvent notre bonne tante[3], embrasse-la bien pour moi ; il me son départ me semble déjà une chose si ancienne.
Papa[4] va vraiment mieux ; déjà hier j’avais écrit à tante que je le trouvais un peu mieux, mais cela s’accentue de plus en plus et je compte sur toi pour lui en faire part, car je ne pourrai pas lui écrire aujourd’hui. Papa mange infiniment plus depuis quelques jours, il se laissait vraiment trop aller au dégoût qu’il éprouvait et il prend maintenant plus du double de nourriture, mais c’est divisé en tant de petits repas que cela le fortifie sans fatiguer son estomac ; il arrive maintenant à prendre de la viande 3 fois par jour, et un œuf à 4h, une tasse de lait, et au moins 7 ou 8 petites tasses de bouillon dans les 24 h car Thérèse[5] lui en apporte la nuit. Je crois que c’est là le meilleur régime pour lui, car son estomac va certainement beaucoup mieux, ce qui lui manque maintenant ce sont les forces, et ce n’est qu’en mangeant qu’il les retrouvera. Nous faisons tous les jours une promenade en voiture, et quand papa veut bien, un petit tour dans le jardin avant midi. Si tu cherches à te représenter notre vie, tu peux être sûre de nous trouver toujours tous les deux dans le cabinet (ancienne chambre d’étude) ; papa assis sur le canapé, lisant ou se reposant tout en causant avec moi, et Mlle ta sœur assise près de la fenêtre brodant des fleurs en chenille sur du satin noir. Vers 6h je lis à papa de l’allemand, puis je vais faire une petite visite à tante Marie[6], sans quoi je ne verrais jamais Hélène ; après le souper je reprends ma lecture jusqu’au moment où tout le monde[7] arrive ; on descend alors au billard, ou l’on reste au salon si papa le préfère.
J’ai réfléchi à tes livres pour Louise[8], il y en a une quantité de très gentils qu’elle n’a probablement pas. Ton idée de La fille de Carilès[9] et des Braves gens est très bonne, ce sont 2 jolis ouvrages ; j’ai aussi lu de Girardin[10] « La toute Petite » ; qui est très gentil également ; celui que prône Mme Roger[11] c’est « Nous autres », mais je ne le connais pas. J’ai aussi lu de Mme Colomb « Deux Mères » qui amuserait peut-être Louise (en y réfléchissant, c’est un peu trop roman). J’ai aussi pensé à « Deux Amis » et à « Entre frères et sœurs » de Biart[12] ; à « Maroussia », « Les patins d’argents » de Stahl[13] ; à « Jack et Jane » de Stahl aussi, je crois, cela a paru cette année dans le Magasin[14]. Elle qui a des frères ne doit pas craindre des histoires de garçons, je pense que Tom Brown[15] qui a paru dans le journal de la Jeunesse (Jean[16] te dirait le nom de l’auteur, et tante même le verrait à la maison dans le volume que Jean m’a prêté) ou bien la vie de collège en Angleterre de Laurie[17] l’amuseraient comme cela m’a amusée moi-même pas plus tard que cette année. Je te recommande surtout Tom Brown, c’est vraiment très joli. Il y a aussi le Chalet des sapins de Prosper Chazel[18], enfin Jules Verne, si elle aime les voyages, mais ce n’est peut-être pas tout à fait de son âge. Je me rappelle avoir lu avec grand plaisir vers cet âge-là Un jeune naturaliste au Mexique de Biart ; le chemin glissant dont je ne me rappelle pas l’auteur (c’est dans le Magasin) ; mais je pense qu’en voilà assez pour te donner l’embarras du choix ; ce que je te conseille le plus dans tout cela et qui me paraît être le plus de l’âge de Louise c’est la fille de Carilès, Tom Brown, Maroussia, les Patins d’Argent ou le chalet des sapins, ce sont les prix qui te décideront.
Adieu sœur chérie, je t’embrasse de tout mon cœur ainsi que Jeannot chéri et j’envoie mes meilleures amitiés [en allemand]
Emilie
J’ai été ce matin à la grand-messe avec bonne-maman[19], en rentrant je suis encore tombée dans les bras de Mlle Piquet[20], décidément elle nous accable de visites, je t’avoue qu’elle m’assomme. Nous venons de dîner, papa se repose sur son canapé puis nous allons partir en voiture. Papa a reçu ce matin ta bonne lettre.
Tout le monde me charge toujours d’un tas d’amitiés pour toi, tu le devines sans que je te le dise, n’est-ce pas ?
Notes
- ↑ Surnom donné au bébé à naître, Robert de Fréville.
- ↑ Jeanne de Fréville (« Jeannot chéri »).
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d'Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Charles Mertzdorff.
- ↑ Thérèse Neeff, bonne de Charles Mertzdorff.
- ↑ Marie Stackler, épouse de Léon Duméril et mère d'Hélène Duméril.
- ↑ La famille Duméril.
- ↑ Louise Soleil (née le 22 décembre 1872) ; Marie Mertzdorff-de Fréville est sa marraine.
- ↑ Joséphine Colomb (1833-1892), La fille de Carilès (1874) ; Deux Mères (1876).
- ↑ Jules Girardin (1832-1888), auteur de La toute petite (1875) ; Les Braves Gens (1873) ; Nous autres.
- ↑ Pauline Roger, veuve de Louis Roger, professeur de chant.
- ↑ Lucien Biart (1829-1897), auteur de : Deux amis (1877) ; Entre Frères et Sœurs (1872) ; Aventures d'un jeune naturaliste au Mexique (1869).
- ↑ Traduits et adaptés par P.-J. Stahl [pseudonyme de Pierre-Jules Hetzel] (1814-1886) : Les Patins d'argent : histoire d'une famille hollandaise et d'une bande d'écoliers, de l'américaine Mary Mapes Dodge (1875) ; Maroussia, de l'écrivaine russo-ukrainienne Marko Vovčok (1878) ; Jack et Jane, de l'américaine Louisa May Alcott ; Le Chemin glissant, d'après Marko Wowzock.
- ↑ Magasin d'éducation et de récréation (voir la monographie sur la presse).
- ↑ Tom Brown, scènes de la vie de collège en Angleterre, ouvrage imité de l'anglais [de Thomas Hughes] par Jules Girardin (1875).
- ↑ Jean Dumas.
- ↑ André Laurie (1844-1909), La vie de collège en Angleterre (1881).
- ↑ Prosper Chazel (1845-1886), Le châlet des sapins (1875).
- ↑ Félicité Duméril, épouse de Louis Daniel Constant Duméril.
- ↑ Adèle Piquet.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Dimanche 17 décembre 1882. Lettre d’Émilie Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa sœur Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_17_d%C3%A9cembre_1882&oldid=39404 (accédée le 14 octobre 2024).
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