1860 – Discours prononcé le 16 août 1860 au nom de l’Académie impériale de médecine, par M. le professeur Piorry sur la tombe de M. Duméril

De Une correspondance familiale

Messieurs,

L’homme de bien par excellence, la naturaliste laborieux et intelligent, le médecin modeste et consciencieux, le professeur zélé, le protecteur et l’ami de la jeunesse studieuse, le Nestor de la science, M. le professeur Duméril, vient de s’étendre dans les bras de son digne fils[1] et de sa famille en pleurs !

L’Académie impériale de Médecine, qui, dès sa fondation, a compté M. Duméril au nombre de ses membres, est profondément affligée de ce déplorable événement. La douleur n’a pas permis à notre honorable président, M. le professeur Cloquet[2], de dire combien est grande l’émotion que lui cause la mort de son bienfaiteur. Notre éloquent secrétaire perpétuel est absent de Paris ; il a bien voulu me confier la triste mission d’exprimer sur cette tombe les sentiments d’estime, que dis-je ? de vénération, que lui inspirait notre bien-aimé collègue. Je ne pouvais décliner un semblable honneur ; si mes regrets me rendaient difficile l’expression de ma pensée, mes souvenirs, ma reconnaissance, m’imposaient le devoir de parler. Certes, d’autres que moi auraient mieux dit ce que ressent chacun de nous ; mais il n’est personne dont l’affection pour notre maître à tous ait été plus vive et plus dévouée. Cette affection suppléera peut-être à ce que ces paroles d’adieux pourraient avoir d’insuffisance.

Naguère encore, en voyant notre cher et regretté collègue, on n’aurait pu supposer que 86 années avaient tracé des rides sur ce front élevé que décoraient de vénérables cheveux blancs. Le temps, l’étude même, n’avaient point courbé cette haute taille, qui n’avait jamais fléchi devant la faveur ou le pouvoir. La bonne constitution de ce vieillard viril l’avait maintenu robuste de corps, énergique de pensée, et bienveillant de cœur. Il semblait que M. Duméril dût donner une preuve de plus à l’appui de cette consolante pensée de M. Flourens, que l’homme est appelé à vivre de bien longues années. Vaines espérances, tristes déceptions ! La maladie, et non l’usure sénile, a altéré les rouages de cet organisme puissant. Nous avons vu, à l’Académie, à la Faculté, M. le professeur Duméril décliner lentement. Il oubliait sa faiblesse pour assister à nos séances, pour accomplir ses devoirs. Longtemps nous nous souviendrons de ce jour où notre maître vénéré se rendit à la Faculté, pour lui faire part des honneurs qu’il venait de recevoir, et dont les insignes devaient bientôt orner son char mortuaire. La science était honorée en lui, et c’était là ce qui le touchait le plus ! Alors sa voix haletante, sa marche difficile, son hésitation, n’annonçaient que trop l’avenir, et faisaient voir, derrière le ruban coloré, la récompense donnée au travail utile, le voile noir qui devait prochainement recouvrir un tombeau.

Lorsque la France était menacée par l’étranger, lorsque le vieil édifice social s’écroulait sous l’influence des idées nouvelles, lorsque les corps savants venaient d’être entraînés dans la chute de la vieille société, des institutions nouvelles furent créées. Les Lavoisier, de douloureuse mémoire, les Monge, les Fourcroy, contribuèrent à édifier les fondements de l’enseignement. La rénovation dans les études marchait parallèlement à la rénovation de la société. Alors furent formées les écoles de santé.

Le jeune Duméril, qui venait de servir la France comme chirurgien d’armée, servit plus encore la science comme anatomiste et physiologiste. Il sentit tout d’abord l’utilité de ces classifications scientifiques, méconnue par Buffon, et que Linné avait si hautement démontrée. Duméril pensa que l’étude de l’anatomie serait rendue plus facile par des méthodes anamnestiques, ce qui le conduisit à fonder une nomenclature que Chaussier simplifia, et qui fut peut-être pour quelque chose dans les dénominations anatomiques et philosophiques proposées par Geoffroy Saint-Hilaire[3]. Emule de Buffon et de Lacépède, il n’a jamais cessé d’éclairer l’histoire des insectes et des reptiles, en même temps qu’il rédigeait une partie du monument élevé par Cuvier à l’anatomie comparée. Ces immenses travaux, des concours nombreux en anatomie et en physiologie, ne l’empêchèrent pas de se livrer à la théorie, à la pratique, et à l’enseignement de la médecine. Bientôt médecin d’hôpital ; nommé professeur, même avant d’être docteur, il aimait et soignait ses malades avec autant de dévouement qu’il mettait de zèle à faire successivement des cours d’anatomie, de physiologie, de pathologie médicale, à la Faculté. Il suspendit ces derniers seulement alors que les forces et le temps lui firent défaut. Il ne manquait pas aux examens de la Faculté, dont il rédigea longtemps le bulletin.

Bienveillant pour les élèves, juge impartial dans les concours, sa haute probité le faisait résister aux obsessions illicites. Il avait même la force de sacrifier ses meilleurs amis, alors que la conscience lui disait de nommer des candidats que les épreuves avaient favorisés davantage ; il avait le courage de son opinion, et le désir de l’homme honnête, du vir probus. Il était l’ami, le soutien de tous ceux dont le travail et le courage étaient l’espoir de l’avenir ! Elu des premiers dans l’aréopage des sciences, il y fut aimé, honoré et respecté. Il y travailla toujours avec dévouement et indépendance ; ses nombreux rapports y furent des chefs-d’œuvre de concision et de clarté.

M. Duméril a été le maître chéri de plusieurs générations de médecins français et étrangers. Il a vu naître, briller, périr un grand nombre de ses confrères ; il semblait que la mort l’eût oublié. Nous le voyions avec bonheur, après 30 ans, tel qu’il était lors de nos études et de nos concours, toujours le même, toujours disposé à être utile, affectueux, n’obéissant point aux opinions préconçues, ne craignant pas de revenir sur ses premiers jugements, alors qu’ils devaient être rectifiés. Sa politesse bienveillante aurait pu servir de modèle à tous. Telles étaient quelques unes des qualités qui le faisaient aimer, et qui ne font prononcer son nom qu’avec attendrissement et respect.

Cher maître, vous venez d’obéir à la grande loi de la nature ; vous avez cessé d’être au milieu de nous, mais vous serez toujours présent dans nos pensées et dans nos cœurs. Vous laissez après vous ce noble exemple d’une vie consacrée à faire le bien, et au travail assidu. Vous avez fait voir que l’âge n’use pas l’intelligence : à 24 ans, anatomiste habile ; à 86, vous publiez encore deux magnifiques volumes sur l’histoire des insectes. Le corps de l’homme finissait par se détruire : votre pensée conservait, comme celle de Fontenelle et de Voltaire, toute sa pureté et tout son éclat ; elle s’enrichissait encore de vérités nouvelles. Vous avez vu se dérouler devant vous le progrès humanitaire et scientifique ; vous y avez pris part, votre place est marquée dans les annales de la science et de l’esprit humain ; la postérité verra en vous un de ces hommes honnêtes et utiles, qui doivent servir de modèle aux générations futures.

Adieu, cher maître. Votre organisation si belle a cédé au temps ; mais votre intelligence n’est pas détruite comme l’est votre corps, elle vit dans cette nature que vous avez si bien étudiée ; le souvenir de vos rares qualités subsiste dans le cœur de ce fils qui vous ressemble si bien, de votre famille bien-aimée, de tous ceux enfin qui ont eu le bonheur de vous connaître.

Permettez-moi, Messieurs, de terminer cette allocution sur une tombe par cette pensée consolante :
Quoi ! l’univers, dans sa magnificence,
Ne serait qu’un tombeau sanglant,
Et la route de l’existence
Aurait pour terme le néant.
La mort est un affreux mensonge,
La vie est la réalité ;
L’agonie est un triste songe
Dont le réveil est l’immortalité !

Notes

  1. Auguste Duméril.
  2. Jules Cloquet.
  3. Etienne Geoffroy Saint-Hilaire.

Notice bibliographique

D’après l’original : Bibliothèque inter-universitaire de Pharmacie, cote 22938 (Rignoux, imp. de la Faculté de Médecine, 1860). Le fascicule comprend aussi les discours de Cruveilhier et de Laboulbène, suivis de la notice de Dunoyer.


Pour citer cette page

« 1860 – Discours prononcé le 16 août 1860 au nom de l’Académie impériale de médecine, par M. le professeur Piorry sur la tombe de M. Duméril », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), URI: https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=1860_%E2%80%93_Discours_prononc%C3%A9_le_16_ao%C3%BBt_1860_au_nom_de_l%E2%80%99Acad%C3%A9mie_imp%C3%A9riale_de_m%C3%A9decine,_par_M._le_professeur_Piorry_sur_la_tombe_de_M._Dum%C3%A9ril&oldid=58141 (accédée le 10 octobre 2024).

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