Vendredi 9 août 1918

De Une correspondance familiale


Lettre d’Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (entre Abbeville et Paris) à son fils Louis Froissart (mobilisé)


original de la lettre 1918-08-09 pages 1-4.jpg original de la lettre 1918-08-09 pages 2-3.jpg


Entre Abbeville et Paris 9 Août 18

Mon cher petit Louis,

Je suis en route pour Bordeaux, avec un arrêt de 48 heures à Paris. Mais c'est avec le cœur navré que je quitte Campagne, laissant à Bamières une si poignante souffrance ! car aucun espoir n'est plus possible. Marguerite[1] a reçu de M. Dalle[2] (le frère de celui d'Hesdin), qui était à la Compagnie de Jean et a été blessé le 19 que le Sergent major lui avait écrit la mort de notre pauvre cher Jean. La même nouvelle lui avait été donnée par un blessé dans un hôpital de Rouen et, quoique la nouvelle officielle ne soit pas encore parvenue, il ne paraît plus y avoir de doute possible. Que te dirai-je de notre cher, admirable Paul[3] ? il est semblable à lui-même, toujours courageux, occupé des autres, ne parlant pas de sa propre souffrance et ne la laissant deviner que par son regard infiniment douloureux, un soupir profond, comme si son pauvre cœur lui faisait mal sous une atroce étreinte, il a les épaules un peu plus courbées, comme si le poids était devenu trop lourd. Mais il parle de Jean, accepte toutes les marques de sympathie, pense surtout à Marguerite et ne fait pas allusion à sa propre douleur. Et cependant c'est tout ce qui restait de son rêve d'avenir qui se brise, tout ce qu'il avait préparé, désiré. Jean après Jules[4] !... Nous autres nous sommes tentés de dire : c'est trop ! Laure[5] est parfaite dans son rôle très délicat, elle a cherché à entretenir un peu d'espoir tant qu'elle l'a pu. Maintenant elle n'a plus qu'à entourer son pauvre père d'affection. Elle est bien secondée par Jules[6] qui a vraiment « un cœur d'or » comme dit Michel[7], sous son enveloppe un peu rude.

De plus en plus il semble que leur avenir sera là. Laure pense que Marguerite y reviendra. C'était le vœu de Jean qui lui a demandé de rester auprès de son père. Pauvre petite ! elle a écrit des lettres admirables, mais quelle douleur ! ses parents[8] ont dû arriver hier à [Courseulles]. Tu sais qu'elle attend un 3e bébé[9] pour Février ? Cécile[10] n'est pas encore partie, la frontière continuant à être fermée. Il vaut peut-être mieux ainsi à cause des grippes qui sévissent en Suisse. Combien la réunion avec Max[11] va être attristée ! On n'a encore aucun détail sur la fin de Jean.

Mais je ne te parle que de tristesse, mon pauvre petit, et tu as déjà assez de sujets peut-être de n'être pas bien gai, dans ta rude vie du front où l'isolement se fait toujours sentir ! Mais de quoi te parler ? de la méchanceté des gens de Campagne? elle s'est encore affirmée dans les récentes histoires qu'a provoquées le départ des Sœurs. Ce n'est pas gai, pas du tout, car on n'y trouve même pas le côté drôle et même un peu comique que comportent parfois ces histoires de clocher. J'espère que la nouvelle organisation assurera l'entente entre le Doyen[12] et les Sœurs et qu'il n'y aura plus qu'une direction, ce sera déjà un grand progrès.

Nous avons été enterrer ce matin la pauvre Mélie notre vieille laveuse courbée de Buire. Le bon Curé Fourrier[13] toujours plein d'activité et de dévouement. Ton papa[14] médite un voyage à Dunkerque pour la semaine prochaine.

Tu ne m'as jamais dit si tu as reçu tes 2 bottines ? je serai heureuse d'être tranquillisé sur leur sort. Je t'ai bien donné l'adresse du Bourdieu à Bègles (Gironde)[15]. Vous allez devoir dédoubler votre correspondance, aussi ne nous montrerons-nous pas exigeants sur la quantité et la longueur des lettre.

Je t'embrasse tendrement, cher enfant.

Emily


Notes

  1. Marguerite Dambricourt, épouse (veuve) de Jean Froissart.
  2. Etienne Dalle d’Hesdin a plusieurs frères.
  3. Paul Froissart, père de Jean.
  4. Jules Froissart, autre fils de Paul, tué en 1914.
  5. Laure Froissart, épouse de Jules Legentil, fille de Paul.
  6. Jules Legentil.
  7. Michel Froissart, frère de Louis.
  8. Géry Dambricourt et son épouse Thérèse Masse.
  9. Marguerite Dambricourt-Froissart, mère de Robert et Étienne Géry Gabriel Froissart accouchera de Marie.
  10. Cécile Dambricourt, épouse de Maximilien Froissart et sœur de Marguerite ; ses 3 enfants sont de santé fragile.
  11. Maximilien Froissart, prisonnier en Suisse.
  12. Jean Baptiste Legay, doyen de Campagne-les-Hesdin.
  13. Louis Fourrier, curé de Buire.
  14. Damas Froissart.
  15. Lucie Froissart-Degroote a quitté Paris avec ses enfants pour Le Bourdieu.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Vendredi 9 août 1918. Lettre d’Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (entre Abbeville et Paris) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_9_ao%C3%BBt_1918&oldid=53830 (accédée le 21 novembre 2024).

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