Vendredi 5 et samedi 6 mars 1858

De Une correspondance familiale

Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre)


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Paris 5 mars 1858

Vendredi soir. très endormie.

Figure-toi, ma petite Isabelle qu'il est 10 h 1/2 ; Léon[1] va se coucher, papa et maman[2] dorment sur leurs chaises, moi je viens d'écrire une lettre qui n'en finissait pas parce que j'avais grand sommeil aussi et pour me reposer un peu avant d'aller me serrer dans mon portefeuille, je viens te dire un petit bonsoir. Merci d'abord, de ta lettre elle m'a causé le plaisir que tu connais par expérience et tu es bien gentille de ne m'avoir pas laissée sans nouvelles, aussi je veux que ma réponse parte demain sans faute car elle est déjà un peu en retard. J'ai été bien étonnée en apprenant qu'Emile et Edmond[3] avaient paru, et j'ai été très contrariée de ne pas les voir, je te charge de le leur dire ; comme tu le penses, j'aurais eu grand plaisir de causer avec eux et du Havre et des Havrais. Entre nous je m'étais bien doutée que leur séjour à Paris avait été moins court qu'ils ne voulaient bien l'avouer ; je comprends bien qu'ils aient tâché de s'amuser un peu et je souhaite qu'ils aient réussi.

Le mariage que tu m'as annoncé n'a pas fait battre le cœur de ta charmante cousine et elle souhaite heureuse chance au futur ménage. Par-dessus ce souhait charitable, je cède aux instances de Morphée et vais aller fermer l’œil qui ne l'était pas. Bonsoir un bon baiser.

Samedi 5 h. du soir

Me voilà bien réveillée mais fort pressée aussi car il faut que je finisse cette lettre avant d'aller au jardin avec maman. Ma tante[4] est souffrante depuis quelque temps et a gardé le lit ces jours-ci pour se reposer. Adèle est mieux, on la fait sortir maintenant et on veut qu'elle se force à marcher, j'espère que ce nouveau traitement réussira. Quant à bon-papa[5] il ne pense plus à son accident qui ne lui laissera même pas de traces, je le crois. Maman a été très enrhumée et un peu souffrante, cette semaine, elle est mieux aujourd'hui : Voilà le bulletin sanitaire de la famille pour la famille ; maintenant bavardons un peu.

Jeudi nous avons reçu au jardin la visite de la future famille d'Ernest Duméril ; père, mère et fille, ils sont tous fort bien. La jeune personne[6] n'est pas jolie mais gentille ; elle cause parfaitement ; nous avons fait une promenade dans la ménagerie et aux serres et je t'assure que les deux jeunes gens m'ont beaucoup amusée. Le mariage n'aura lieu probablement qu'au mois d'Octobre parce que M. et Mme de Lavieuville sont obligés d'aller en Angleterre, chez une vieille tante très riche qu'il faut soigner. C'est un peu long d'attendre encore tout l'été. C'est décidément une année aux mariages, on n'entend que cela de tous côtés ; c'est une épidémie qui succède à la grippe, heureusement qu'on n'en meurt pas de celle-là.

Je ne puis croire que la semaine prochaine c'est déjà la mi-carême ; encore 3 semaines et Pâques et alors, je l'espère bien et je m'en réjouis, je commencerai à entendre parler des projets de voyage à Paris et je t'aurai là, dans ma chambre, à côté de moi et nous jaserons !...

Je suis contente que tu aies une soirée en perspective, ce ne sera peut-être pas la seule. Moi, j'en ai une pour Mercredi prochain, mes amies[7] en seront, je pense, mais je n'ose y aller ; je n'ai point encore assez de forces et ne veux rien avoir à me reprocher ; je vais très bien quand je ne me fatigue pas, donc il ne faut pas faire d'imprudences.

On a de très bonnes nouvelles d'Isabelle Dunoyer, la jeune Mme Degrange[8], elle est fort contente, de son installation et de l'accueil qu'elle reçoit dans sa nouvelle famille ; elle prévoit beaucoup de bonheur ; j'en suis bien contente car je l'aime beaucoup et c'est une personne de mérite qui devait être récompensée des épreuves par lesquelles elle a passé.

Je suis bien aise que ma lettre à Lionel[9] t'ait fait plaisir, mais explique-moi ce que c'est que cet effet de bœuf dont tu me parles, est-ce sur ce pauvre bonhomme que l'effet a été si violent et est-ce cela qui l'empêche de me répondre ? j'attends toujours soir et matin.

J'ai lu l'oiseau du bon Dieu[10], je trouve que c'est très intéressant quoique un peu trop roman ; quel malheur que tout finisse tristement. Dans ce moment, je lis Patronage[11] ; j'aime beaucoup Miss Edgeworth. J'ai commencé dans la revue britannique : qu'en sera-t-il de Bulwer[12] ; je ne puis encore en donner mon opinion. Puisque j'ai manqué l'occasion des cousins pour Dynevor[13], je vais le garder soigneusement jusqu'à nouvel ordre. Tous les jours, maintenant je fais des lectures sérieuses avec Léon pour son examen. Avant dîner, nous faisons à peu près une heure d'histoire ; et le soir nous faisons de la littérature, toujours ce qui est demandé dans le programme ; dans ce moment ce sont les dialogues sur l'éloquence de Fénelon[14] ; avant c'étaient les empires de Bossuet[15].

J'ai bien ri en pensant à ce brave M. Soudey et à ses sages recommandations pendant que tu m'écrivais ; il me semble que je l'entends et que je te vois. Je t'assure que je te lis toujours très bien et te comprends à merveille.

Aujourd'hui je pourrai bien mettre en doute, de savoir si tu pourras me déchiffrer ; tant pis, j'ai mis l'amour-propre de côté et je compte sur tes yeux et ton intelligence de cousine et d'amie. Voilà que je n'ai plus rien à te dire car ma vie a été fort calme et sans événements ; j'ai vu beaucoup mes amies qui m'ont chargée de mille souvenirs gracieux pour toi

Au revoir, ma bien chère Isabelle, je t'embrasse de tout cœur ta bien affectionnée

Crol

O V X y compris Edmond maintenant.

Dis à Matilde[16] qu'elle inscrive dans son mémento que c'est elle qui me doit une lettre, en attendant je lui envoie un bon baiser.

Demain si tu vas chez les Delaroche, mille souvenirs affectueux de chacun de nous.

C'est bête d'avoir écrit là la cire va arracher le papier !


Notes

  1. Léon Duméril, frère de Caroline.
  2. Louis Daniel Constant et Félicité Duméril.
  3. Richard Edmond Latham, frère d’Isabelle et leur cousin Émile Pochet.
  4. Eugénie Duméril, mère d’Adèle.
  5. André Marie Constant Duméril.
  6. Marie Marchand de Lavieuville est fiancée avec Ernest Duméril, fils de Florimond l’aîné. Mais les fiançailles sont rompues en octobre 1858 et Ernest épouse finalement en 1865 Malthilde Renard.
  7. Eugénie et Aglaé Desnoyers.
  8. Isabelle Dunoyer a épousé, le 10 février, François Albert Degrange Touzin.
  9. Lionel Henry Latham, jeune frère d’Isabelle.
  10. L’oiseau du bon Dieu de Georgiana Charlotte Fullerton (1812-1885), romancière et philanthrope anglaise.
  11. Patronage de Maria Edgeworth (1767-1849), publié en 1824, est une peinture sarcastique de la vie du grand monde.
  12. Rosina Bulwer-Lytton (1802-1882), femme de lettres, est l’épouse du romancier et homme politique anglais Edward Bulwer-Lytton (1803-1873). Ils se séparent en 1836 ; en 1858, alors que son mari est candidat au poste de député à la Chambre des communes, elle apparaît à la tribune et manifeste son indignation.
  13. Dynevor Terrace or the clue of life (1857), roman de Charlotte Mary Yonge.
  14. Dialogues sur l’éloquence (1685) de Fénelon.
  15. « Les Empires » forment la troisième partie du Discours sur l’histoire universelle (1681) en deux volumes de Bossuet.
  16. Louise Matilde Pochet, cousine d’Isabelle.

Notice bibliographique

D’après l’original

Annexe

Mademoiselle Latham

Côte d’Ingouville

Havre

Seine Inférieure

Pour citer cette page

« Vendredi 5 et samedi 6 mars 1858. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Isabelle Latham (Le Havre) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_5_et_samedi_6_mars_1858&oldid=60914 (accédée le 21 novembre 2024).

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