Vendredi 26 juillet 1901
Lettre d’Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Douai), à sa sœur Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (château de Livet dans l'Orne)
Douai, 26 Juillet 01
Ma chère Marie,
Tes aimables félicitations m’attendaient au retour de Lille, mais hélas ! nous ne les méritions plus ! notre pauvre Jacques[1] a échoué à 2 points près et le coup a été d’autant plus dur pour lui que, de l’avis de son professeur qui assistait à l’examen et de tous ses camarades présents, il avait très bien passé et devait être sûr du succès. Même l’histoire qui l’effrayait avait, selon lui, bien marché, et cependant ce terrible professeur d’histoire ne lui a mis que 5 ce qui a été cause de son échec ! pourquoi ? nous nous le demandons un peu et nous pensons que Jacques lui aura peut-être servi quelque théorie sentant un peu trop l’enseignement des bons Pères ; mais tu penses bien que nous ne cherchons pas à approfondir, je te dis cela à toi mais bien entendu nous ne laissons deviner à personne cette pensée. D’ailleurs Jacques a pu dire sans s’en apercevoir quelque grosse sottise. Les sciences avaient été satisfaisantes et le professeur interrogeant pour la philosophie lui avait mis une bonne note en lui faisant un petit compliment très flatteur.
Le pauvre garçon a été très démonté et même très furieux au premier moment, ce qu’il n’a pas su assez dissimuler, paraît-il. J’espère que les professeurs n’auront pas eu l’ouïe assez fine pour entendre sa première explosion ! Au fond c’est un très petit ennui et peut-être ce petit déboire lui sera-t-il beaucoup plus profitable qu’un succès. C’est si facile de s’habituer à ce que les choses marchent bien et Jacques qui n’aime pas beaucoup à se donner du mal trouverait aurait trouvé très facilement que ce n’est pas la peine de se fatiguer toute l’année puisqu’on arrive à l’examen si aisément ! S’il s’était arrangé pour avoir un meilleur livret scolaire je suppose qu’on lui aurait volontiers ajouté deux points ! En résumé, et au risque de te paraître une maman un peu sévère, je trouve, une fois de plus, que le bon Dieu fait bien ce qu’il fait.
Ces préoccupations et toutes celles que je vais te narrer dans la suite de ma lettre ne nous ont pas empêchés de penser beaucoup à Charles[2], mais du moins, pour lui, on n’a pas d’inquiétude, son succès ne fait pas de doute.
Nous avons voulu faire revoir Jacques à son médecin et savoir s’il ne fallait pas faire quelque chose pour lui pendant les vacances. Or, il nous a vivement engagés à lui faire faire une saison d’eaux salées et de faire cette saison à Biarritz afin d’avoir, en même temps, l’air [de la mer]. Ayant été voir ensuite mon médecin de la gorge[3], comme je t’avais annoncé l’intention de le faire, il m’a trouvée en bon état, je lui ai fait examiner en même temps la gorge de Jacques qu’il a trouvée pleine de granulations et à soigner ; il aurait bien voulu nous envoyer à des eaux sulfureuses, pour lui, mais il a reconnu que les bains salés seraient plus utiles encore pour le développement général et nous a poussés beaucoup aussi à aller passer un mois à Biarritz. Voilà donc nos pauvres vacances bien bouleversées, et notre pauvre mère[4] va être bien déçue, c’est ce qui me fait le plus de peine, quoique j’espère bien lui rendre en Octobre ce que nous lui prendrions en Août et Septembre. Nous partirions probablement vers le 15 Août, peut-être même le 20 ; Damas[5] prendrait un à-compte de permission avant notre départ et le reste après les manœuvres ; il ne pourrait malheureusement pas être du voyage. Dieu veuille que le résultat de ce déplacement, de ces séparations de tout ce bouleversement de nos projets amène soit au moins satisfaisant. Il aurait tant besoin de se développer ce pauvre enfant ! Naturellement tous nos projets ne sont encore qu’à l’état d’ébauche et, pour le moment, il me semble que je suis dans une nuit noire en train de faire un mauvais rêve. Cela m’ennuie tant de laisser mon pauvre mari si loin de nous et ç’aurait été si bon d’être tous réunis ! C’est la saison où l’on est terriblement tenté de prendre sa retraite !
Encore une grande chose qui s’est à peu près décidée hier, c’est le sort de Jacques pour l’hiver prochain. Il est très probable qu’il ne quittera pas les Pères et même qu’il les suivra à la frontière belge. Ils viennent de louer près de Tournai[6] une belle propriété appartenant au Prince de Ligne[7] et ils ont l’intention d’y transporter une grande partie de leurs élèves, entre autres ceux qui font des élémentaires en vue de se préparer à l’École Centrale ; leurs cours seraient faits exclusivement par des Pères et c’est là que résidera très probablement le Père Recteur[8]. Jacques serait enchanté de cette combinaison qui ne l’éloignerait pas beaucoup de nous et lui continuerait la direction à laquelle il est maintenant accoutumé. Mais rien n’est encore certain, les pauvres Jésuites ne sachant pas bien eux-mêmes quelle organisation ils vont prendre et nous n'en parlons même pas. Pour le public il retournera à Lille à la rentré pour préparer son oral.
Cette journée de déboires et de décisions s’est terminée par une séance chez le dentiste où on a arraché 2 dents (de lait) à Michel et par l’acquisition d’une bicyclette qui a aidé notre pauvre Jacques à prendre son parti de son échec. Cette bicyclette neuve était le rêve de ses vacances, il eût été cruel de l’en priver.
Il est toujours convenu que je pars Mardi avec les enfants[9] pour Brunehautpré, je ne sais quand Damas pourra nous y rejoindre.
Que c’est ennuyeux de savoir les petits Dumas[10] si souffrants, il me semble que c’est même inquiétant de voir cet état se prolonger ainsi.
Ce que tu me dis de Jean Froissart n’est pas très rassurant pour l’avenir, les pauvres parents[11] auront peut-être encore bien des ennuis avec ce garçon qui est pourtant si bon et si gentil. Hélène[12] a pris la nourrice [ ] [rue] Pascal sur laquelle j’ai eu d’excellents renseignements, je voudrais bien qu’elle en soit contente.
Peut-être Marc Dupont[13], étant donnée la modestie de ses goûts, n’attacherait-il pas très grande importance à la fortune pour épouser la jeune fille de ses rêves s’il la rencontrait et la découvrait lui-même, mais ce n’est certainement pas le vœu de sa famille et je n’oserais pas me faire l’intermédiaire d’une pareille proposition. Il a lui-même une très jolie fortune ; sans en savoir le chiffre, je sais qu’il aura plus tard plus d’un Million mais je ne sais pas combien plus. Pour un n°12 (ils sont encore 8 vivants) cela n’est pas mal et indique une grande prospérité de la banque qui appartient à 3 branches de la famille. Quoiqu’ayant des goûts très simples, il a été habitué à une vie large et sa carrière n’étant pas de celles qui rapportent, je souhaite beaucoup lui voir trouver une fortune en rapport avec la sienne. D’ailleurs il est en permission et je ne connais pas son état d’âme actuel ; il viendra nous voir à Brunehautpré.
Adieu ma chérie, je t’embrasse de tout mon cœur et vous envoie les amitiés de tous. A bientôt de chaudes félicitations pour Charles et pour vous.
Émilie
Notes
- ↑ Jacques Froissart.
- ↑ Charles de Fréville.
- ↑ Probablement le docteur Hubert Lavrand.
- ↑ Aurélie Parenty, veuve de Joseph Damas Froissart.
- ↑ Damas Froissart.
- ↑ Le château d'Antoing.
- ↑ Louis de Ligne (1854-1918).
- ↑ Le Père Herengt.
- ↑ Jacques, Lucie, Madeleine, Michel, Pierre et Louis Froissart.
- ↑ Cécile, Louise Marie, Daniel, Georges et Jeanne Dumas.
- ↑ Maximilien Froissart et son épouse Cécile Dambricourt.
- ↑ Hélène Duméril, épouse de Guy de Place. Sa fille est née en mars 1901.
- ↑ Marc Ghislain Dupont, qui épouse Hélène Barroux en 1903.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Vendredi 26 juillet 1901. Lettre d’Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart (Douai), à sa sœur Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (château de Livet dans l'Orne) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_26_juillet_1901&oldid=54637 (accédée le 21 novembre 2024).
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