Vendredi 24 février 1871 (A)

De Une correspondance familiale

Lettre d’Alfred Desnoyers (Paris) à son beau-frère Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)

original de la lettre 1871-02-24 (A) pages1-4.jpg original de la lettre 1871-02-24 (A) pages2-3.jpg


Paris 24 Février 1871[1]

Mon cher Charles

Aussitôt le reçu de votre lettre du 2 je vous ai écrit une nouvelle lettre vous donnant les tristes renseignements[2] que vous réclamiez de mon amitié. Conformément à la dépêche du 17 janvier insérée dans le Gaulois, j'ai adressé une lettre poste restante à Bâle. C'était, me semblait-il, la seule marche à suivre, puisque vous indiquiez cette voie et que, depuis le 17 Décembre, vous n'aviez pas reçu les lettres que nous vous avions envoyées directement à Thann. Il me semble cependant, d'après les dernières lettres d'Eugénie[3] et de Mimi[4] que la mienne ne vous serait pas parvenue. Veuillez, je vous prie, la faire réclamer à première occasion. Ce que je vous disais d'ailleurs vous a été redit depuis par tous.

L'accident terrible, la longueur des souffrances de notre cher enfant, son courage, l'estime et l'admiration dont il a été l'objet, les peines que nous avons eues pour aller le rejoindre au fort[5], et cela sans succès ; et enfin l'admirable courage de la bonne mère[6]. Je ne saurais vous le répéter autrement ; mais c'est autour de nous un concert de louanges, de sympathie qu'on ne peut traduire, mais qu'il doit entendre et qui doit le réjouir en pensant que cela adoucit notre douleur. Je vous disais aussi que j'avais pris toutes mes dispositions pour aller chercher de vos nouvelles, privés que nous en étions depuis cinq longs mois : l'arrivée de vos premières lettres m'a fait renoncer à ce projet. J'ai écrit à la Direction des postes de Bâle en priant de vous adresser ma lettre ; si elle ne vous est pas encore parvenue veuillez la faire réclamer.

Et vous, vos affaires, la paye, comment tout cela est-il au milieu des affreux moments par lesquels nous passons ? Aujourd'hui, 24 février, nous ignorons encore complètement les conditions imposées par la Prusse à M. Thiers. Celui-ci aura-t-il obtenu quelques concessions ? On en doute. Le bruit court que les exigences sont énormes. Cession territoriale, Indemnité épouvantable et enfin l'imposition d'un traité de commerce qui par sa teneur nous arrêterait dans nos efforts de réfection nationale. Mais comme on ne donne aucun détail, je ne vois pas par quelles conditions spéciales M. de Bismarck compte consommer notre ruine et arrêter nos efforts à venir.

Quelque dures que puissent être ces conditions notre programme ne pourrait en être modifié. Il est bien clair que la France n'en restera pas là et ne considérera jamais comme le dernier mot une pareille paix imposée par de pareils flibustiers : ce ne sera qu'une question de temps et si ce n'est pas nous qui voyons la revanche, ce seront nos enfants qui l'accompliront après que nous l'aurons préparée. Mais quelle <masse> de haine les maladroits vont avoir accumulée et qu'il sera difficile d'empêcher un jour l'application absolue de la loi du Talion. Si vous voyiez les maisons des environs de Paris !!...

Bien vives amitiés à sœur[7] et fillettes[8] et à vous la nouvelle assurance de mon inaltérable attachement.

A. Desnoyers


Notes

  1. Lettre rédigée sur papier deuil.
  2. Au sujet de la mort de Julien Desnoyers (« notre cher enfant »).
  3. Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff.
  4. Marie Mertzdorff.
  5. Au fort d’Issy.
  6. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  7. Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff.
  8. Marie et Emilie Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Vendredi 24 février 1871 (A). Lettre d’Alfred Desnoyers (Paris) à son beau-frère Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_24_f%C3%A9vrier_1871_(A)&oldid=35925 (accédée le 9 octobre 2024).

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