Vendredi 15 et samedi 16 juillet 1870 (D)
Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paramé)
Vendredi soir 10 h
Chère amie
Je pensais continuer avec toi mon petit griffonnage de ce matin, mais les ouvriers de Mme André[1] en ont disposé autrement. Comme je crois te l'avoir déjà dit. J'ai pris à tâche de réunir ouvriers & patrons, pour cela j'ai fait prévenir par les contremaîtres André quelques-uns des bons & honnêtes ouvriers pour cela. Je croyais que cela serait pour demain, mais une bonne partie est bien décidée de rentrer avec une journée de 11 h. Ils se sont donc réunis sans se concerter avant, mais au lieu de quelques délégués j'ai eu sur les bras une centaine de gens passablement montés. J'ai fait de mon mieux j'ai bavardé, dit le pour & le contre, mon éloquence a été grave & splendide. orateur de premier ordre, j'ai parlé de 8 à 10. Plusieurs fois je supposais être arrivé à mon but ; mais ce qu'on acceptait tout à l'heure ne suffisait plus. Cependant je dois dire qu'étant moi-même très calme tout ce monde a été excessivement convenable ; pas une parole blessante ici pour les uns ni pour les autres. La partie est remise à demain, ces Messieurs veulent savoir ce qui s'est fait à Mulhouse se fait ou fera à Bitschwiller & je pense que la tâche sera plus facile alors. Du reste ils sont fatigués de courir avec les < > dans les rues & pour Lundi notre village sera débarrassé de cette infernale grève qui ne peut que faire du Mal.
Il n'en sera peut-être pas de même pour la plus mauvaise population des filatures & tissages. Cependant il y a déjà terriblement qui souffrent de la faim. la grève se généralise de plus en plus. ce soir l'on a dégarni Thann de ses troupes pour les envoyer à Cernay & Sentheim & Masevaux. De suite le trouble a été plus grand à Thann ; mais la chose a été prévue & mille hommes par exprès ont remplacé les hommes qui nous ont quittés. Bien rude métier pour ces pauvres soldats qui depuis 8 jours couchent sur de la paille ou dans la rue.
Pour ces ouvriers de filature & tissage qui sont les plus mauvais, il est bien plus difficile de les réunir aux patrons. Ces derniers perdent de l'argent depuis 2 ans & ne seront pas fâchés de voir chômer même arrêter pour des mois leur usine. Cependant il faudra bien manger & cette grosse considération, fera que le trouble actuel s'éteindra de soi-même.
Ce qui est bien heureux c'est qu'aucun malheur ne soit à déplorer. Déjà plusieurs bruits sinistres ont circulé ici de Cernay & la vallée, espérons qu'il n'en est rien. D'après les ouvriers de ce soir, à Mulhouse l'on compte de 9 à 10 000 ouvriers travaillant de nouveau.
J'avoue que j'ai été très content de ne pas vous voir ici ; c'est hideux & pour toi qui aimes faire le bien à tous cela te donnait bien des regrets.
J'allais te faire un cours de haute philosophie, mais je m'abstiens à temps, quitte à y revenir lorsque je n'aurai pas autre chose à te dire.
Malgré une assez grande fatigue & de grosses émotions de cette longue journée je ne me trouve nullement fatigué, un peu surexcité peut-être ; quoique je n'aie pas réussi comme je l'aurais souhaité je suis assez content du tout même de moi entre nous.
Ce sont les nouvelles politiques qui me tourmentent bien autrement & qui peuvent avoir des conséquences bien autrement calamiteuses pour nous autres pauvres industriels qui avons à pourvoir pour tout <le> monde.
Mais le journal d'aujourd'hui ne nous dit rien.
Demain je vais écrire à Mme André pour décommander machine <&> pour Morschwiller je l'ai déjà annoncé & à M. Berger & à ses ouvriers tout à l'heure avec mes motifs.
Quelle mauvaise année, ma chère amie allons-nous peut-être passer, elle sera riche en émotions de toute sorte & plus d'une fois l'embarras sera grand ! Julien[2] prendra son collier de misère à un bien vilain moment !
Morschwiller est resté bon. c'est quelque chose.
Depuis Mercredi, j'ai fait rester les voitures à la maison cela n'a pas fait mal.
Je suis très heureux d'être ici & n'ai qu'un regret c'est de ne pas avoir été là au commencement ; mais enfin je suis encore arrivé à temps.
J'espère bien recevoir une lettre de toi demain qui me donnera de vos bonnes nouvelles. l'on t'adresse maintenant des journaux. tu auras mes lettres sois donc sans inquiétude.
Lorsque tout sera oublié, je pense bien reprendre quelques jours la clef des champs ne serait-ce que pour peu de temps. Mais il n'est pas encore question de cela.
Un peu plus tard j'écrirai à mes petites fillettes[3] chéries chéries dis-leur bien que papa les embrassant est souvent avec elle & espère bien le faire comme il le souhaite.
La dernière page à demain il va être 11 h. Barbé n'est toujours pas ici.
Samedi matin 9 h. Je continue ma lettre ne sachant pas si cet après-midi j'aurai un moment.
Nos ouvriers sont tous rentrés, ce matin 6 h. Tout travaille avec la régularité ordinaire ; Je ne sais rien de Thann.
Au moment l'on nous communique une dépêche que la guerre est déclarée. Dieu protège la France ! ce sont les provinces du Rhin qui vont supporter le poids de cette horrible résolution. Que la providence soit clémente.
Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux que vous ne rentriez pas à Vieux-thann & alliez vous installer à Launay ?
Les ouvriers André me demandent.
11 h. l'affaire est arrangée, les ouvriers rentrent Lundi chez Mme André. Voici Mairel, qui me fait une visite, les ouvriers fileurs sont encore en grève, le reste travaille partout. Nous avons la paix aujourd'hui.
Ordre du chemin de fer, nous ne pouvons plus ni recevoir ni expédier de marchandises. heureusement que j'ai un peu de houille en réserve, si je n'avais pas le chantier chemin de fer qui me permet de mettre en réserve quelques bateaux nous étions arrêtés. Ce qui peut arriver à bien des maisons. Tout le matériel de chemin de fer est absorbé par la guerre. l'on recrute des employés des chemins de fer pour suivre l'armée.
Tout le long de ma route j'ai constaté un peu plus de verdure qu'à notre 1er passage. Ici par contre il n'a pas plu c'est une sècheresse épouvantable.
Suis sans nouvelles de la récolte des pommes de terre.
Rien dans la maison, je suis bien soigné. Je n'ai pas encore vu le jardin
Je suis sans nouvelles de Morschwiller. Si possible j'irai demain Dimanche.
Midi je ferme ma lettre avant de dîner.
Rien autre à te dire que t'embrasser avec nos enfants & frère & sœur[4]
tout à toi
Charles Mertzdorff[5]
Notes
- ↑ Marie Barbe Bontemps, veuve de Jacques André.
- ↑ Julien Desnoyers.
- ↑ Marie et Emilie Mertzdorff.
- ↑ Alphonse Milne-Edwards et son épouse Aglaé Desnoyers.
- ↑ Cette dernière feuille est un papier à en-tête.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Vendredi 15 et samedi 16 juillet 1870 (D). Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paramé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Vendredi_15_et_samedi_16_juillet_1870_(D)&oldid=35773 (accédée le 18 décembre 2024).
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