Samedi 6 mai 1882
Lettre d’Émilie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Samedi 6 Mai 82[1]
Mon cher papa,
Je viens de t’écrire une belle lettre en italien qui a obtenu les brava de ma maîtresse, mais je pense qu’elle ne te ferait pas grand plaisir à recevoir et si je t’avais pris comme sujet de composition c’est parce que mio caro padre se trouvait tout naturellement au bout de ma plume et dans ma pensée. Comment ton voyage s’est-il passé père chéri ? n’es-tu pas trop fatigué de ces deux étapes qui l’ont rendu encore plus compliqué et plus ennuyeux ? Et la douane comment s’est-elle passée ? car tu avais un tas de choses neuves à introduire ; mais peut-être les douaniers d’Avricourt[2] sont-ils moins féroces ou moins minutieux que ceux d’Alte Münsterol[3]. J’ai peine à m’imaginer que tu sois si loin de nous : par moment il me semble que je rêve et j’ai besoin d’un moment de réflexion pour ne pas aller frapper le matin à la porte de ta chambre avant de sortir de la mienne. Je crois vraiment qu’il n’y a rien à quoi on s’habitue moins facilement que d’être séparé des personnes que l’on aime ; le départ et l’absence paraissent toujours aussi nouveaux et aussi pénibles, on pourrait même dire plus nouveau et plus pénibles, tandis que le temps que l’on passe ensemble a des ailes et cela paraît si naturel de se voir tous les jours, de s’embrasser, de se parler à tous moments ! Enfin tu m’as donné tout lieu d’espérer que cette fois-ci notre séparation ne sera pas longue et cela donne du courage et de la patience pour attendre le retour.
Depuis ton départ nous avons eu vilain temps. Jeudi il pleuvait à torrents aussi notre leçon dans la ménagerie[4] s’est-elle trouvée noyée ; il a fallu la prendre à la maison, mais je n’ai pas pu me résigner à ne pas me servir de mes couleurs et de ma palette, et j’ai fait d’après les modèles que tu m’as donné un petit paysage encore assez laid d’ailleurs et qui demandera plusieurs heures de travail avant d’être achevé. Jamais leçon de dessin ne m’a tant amusée, je ne croyais pas qu’il pût y avoir une aussi grande source de jouissances à mettre de la couleur sur du papier.
Hier, tante[5] et moi nous avons été chez Marie[6] ; elle va bien, Jeanne aussi ; cette dernière était ravie parce que son papa[7] ayant montré l’album neuf à tante lui a permis de le regarder. Aussi ce n’a été qu’une série de cris de joie depuis le commencement jusqu’à la fin, elle riait, elle embrassait tous les chiens et tous les petits enfants qu’elle reconnaissait parfaitement. Quelquefois elle était si contente qu’elle sautait ou bien elle se roulait sur les genoux de nounou[8] en riant aux éclats.
En sortant de chez Marie, nous avons été à Saint-Séverin faire une visite archéologique avec Mlle Magdeleine[9] et son troupeau d'élèves.
Adieu père chéri, je t’embrasse aussi tendrement qu’on peut le faire de loin et par écrit.
Émilie
Élise[10] est très souffrante, tante en était assez inquiète, mais M. Dewulf[11] l’a rassurée en disant que c’était une fièvre intermittente ; tante craignait qu’elle n’eût quelque chose à la poitrine.
Notes
- ↑ Lettre sur papier deuil.
- ↑ Avricourt dans la Moselle actuelle.
- ↑ Altmünsterol : Montreux-Vieux dans le Haut-Rhin.
- ↑ Pour une leçon de dessin avec Gustave Lucien Marquerie.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d'Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville, sœur d’Émilie et mère de Jeanne de Fréville.
- ↑ Marcel de Fréville.
- ↑ Nounou probablement prénommée Marie.
- ↑ Mlle Magdelaine, professeur de beaux-arts.
- ↑ Élise, employée par les Milne-Edwards.
- ↑ Le docteur Louis Joseph Auguste Dewulf.
Notice bibliographique
D’après l’original.
Pour citer cette page
« Samedi 6 mai 1882. Lettre d’Émilie Mertzdorff (Paris) à son père Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_6_mai_1882&oldid=35646 (accédée le 7 décembre 2024).
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