Samedi 20 et dimanche 21 août 1870
Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann)
Samedi soir
20 Août
Mon cher Charles,
Puisque je suis ta gazette politique je commencerai par te dire que Palikao a donné aujourd'hui à la chambre quelques nouvelles qui ont un peu remonté les esprits et donné de l'espoir. Car les dépêches prussiennes sont tellement opposées aux nôtres qu'on recommencerait à se désespérer comme vous qui êtes privés des journaux français. Mais où vont-ils ? car jusqu'ici notre chemin de fer était libre. D'après certaines feuilles on parle d'un corps de 30 mille hommes prussiens se rendant de Nancy à Remiremont, puis il y a contre-ordre. Les enfants Buffet écrivent qu'ils ont 2 prussiens et qu'ils en attendent d'autres. Juge de l'inquiétude de Marie[1] : elle est toujours calme, acceptant les évènements que Dieu nous envoie.
M. Edwards[2] a reçu un mot pas signé disant que M. Pavet[3] est blessé à la jambe que l'amputation n'est pas jugée nécessaire et qu'il a été évacué sur Metz. Rien de plus. On ignore si Mme Pavet a été prévenue. Heureusement que sa sœur[4] est auprès d'elle. M. Ernest[5] est parti ce soir pour Blois. Voilà des inquiétudes et des douleurs. De Raymond[6] rien.
Julien[7] dort dans la pièce à côté de la chambre de maman[8] ; son capitaine, dont il a les bonnes grâces, à cause des petits services qu'il lui rend &, lui a donné permission jusqu'à Lundi matin. Tu comprends si chacun a été content de le voir arriver à 6 h 1/2 et tu devines qu'on l'aura bien douilletté. 15 jours sans se déshabiller. Des draps c'est bien bon. Ce sera toujours cela de bon et de pris sur l'ennemi ; nous ne savons pas ce qui nous attend. Merci pour ta bonne lettre je l'ai trouvée en rentrant ce soir avec les enfants[9] de chez M. Auguste[10], nous sommes allés par la Mouche[11] au Guignol des Champs-Élysées. C'était amusant pour nos fillettes mais elles finissaient par être un peu fatiguées après la course du matin chez le dentiste[12], Émilie se plaignait d'un peu de mal de gorge, et Marie avait mal aux dents ; mais presque rien car on a bien mangé et bien causé. Ce bon M. Auguste paraissait tout content de nous emmener il est un peu mieux.
Je comprends que tu broies du noir et je voudrais en faire autant avec toi, car je n'ose pas dire te redonner courage mais partager tes impressions. Il est tard je suis un peu fatiguée de ma journée dors bien
EM
Dimanche 8 9 h
En attendant l'heure d'aller à l’Église un petit bonjour cher Ami. Tout le monde a déjeuné, les fillettes sont bien et écrivent en ce moment, Julien est parti chez Paul Clavery qui avait fait dire qu'il irait le voir au camp[13], puis il ira retrouver Alfred[14] et les Edwards[15] au fort de Bicêtre et ce soir tout le monde dîne chez maman, il n'y a que toi qui manqueras, ça fait gros cœur.
Tu as compris mon embarras pour Launay, et en ce moment comme je serais désolée de priver maman de voir Julien, car ce sont des moments qui ne se retrouveront peut-être plus. Hier pendant que je donnais à Julien de tes nouvelles il me disait : « comme on partirait bien vite auprès de Charles si on n'était pas mobile ». Acceptons ce que Dieu nous envoie et attendons.
2 h 1/2 Depuis que je t'ai écrit j'ai eu une forte émotion, mais grâce à Dieu j'en ai été pour la peur, et il n'y a rien qui puisse t'inquiéter. Voilà toute la vérité : Nous partions tous à la messe, Marie descendait gaiement, je la suivais, lorsque le pied lui manque et qu'elle dégringole une partie de l'étage de Mme Lafisse[16] heureusement que Cécile[17] qui était en avant l’a arrêtée et le gros choc a été ainsi évité. Notre bonne grosse Mie en est pour un noir au nez, qui grâce à l'arnica n'est encore qu'un peu jaune, nous avons mis force compresses de cette panacée[18] universelle dans laquelle j'ai plus confiance que jamais, car grâce à elle nous éviterons les conséquences d'une chute. Elle lit en ce moment les Mémoires d'un Âne[19], Émilie joue avec elle et pour ma parfaite tranquillité j'ai fait prier M. Dewulff de venir ; il sort d'ici (3 h). Tout le monde le trouvait inutile avec raison, mais Marie a dit : « Laissez-le venir, maman ne sera pas tranquille sans cela. » Tu reconnais là son bon petit cœur. En effet il ne nous a ordonné que de l'Arnica. Nous devons bien remercier le bon Dieu, car la chute aurait pu être grave. Je te dis toute la vérité. Ne t'inquiète pas. Émilie n'a plus mal à la gorge ; elle est déjà allée avec Aglaé[20] car l'émotion a empêché d'aller à l’Église les petites filles ; et tout à l'heure quand Cécile reviendra des vêpres je l'enverrai porter les lettres à la poste et promener notre Founi dans le jardin[21].
Une lettre de Marie Berger arrive, pas de toi, mais je ne m'inquiète pas, j'en ai reçu une bonne hier et j'ai la confiance que nous nous dirons toujours les choses telles qu'elles sont tant que la poste pourra marcher. Mais tu es si tristement là-bas. Ici au moins, nous sommes nombreux ; et les enfants donnent de l'animation. Je suis toujours très contentes d'elles, moral et physique.
Après les nouvelles privées passons aux officiels : Déclaration de Palikao à la Chambre : Messieurs les Députés,
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Notes
- ↑ Marie Pauline Louise Target épouse de Louis Joseph Buffet.
- ↑ Henri Milne-Edwards.
- ↑ Daniel Pavet de Courteille, époux de Louise Milne-Edwards.
- ↑ Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
- ↑ Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
- ↑ Raymond Duval.
- ↑ Julien Desnoyers.
- ↑ Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
- ↑ Marie et Émilie (Founi) Mertzdorff.
- ↑ Auguste Duméril.
- ↑ Transport fluvial.
- ↑ Ernest Pillette.
- ↑ Au camp de Châlons.
- ↑ Alfred Desnoyers.
- ↑ Henri Milne-Edwards et son fils Alphonse.
- ↑ Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.
- ↑ Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
- ↑ Eugénie met le mot au masculin.
- ↑ Les Mémoires d'un âne, de la comtesse de Ségur, souvent réédité depuis 1860.
- ↑ Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
- ↑ Le Jardin des plantes.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Samedi 20 et dimanche 21 août 1870. Lettre d’Eugénie Desnoyers (Paris) à son époux Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Samedi_20_et_dimanche_21_ao%C3%BBt_1870&oldid=61681 (accédée le 21 novembre 2024).
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