Mercredi 5 décembre 1917 (A)

De Une correspondance familiale


Lettre de Damas Froissart (Brunehautpré) à son fils Louis Froissart (mobilisé)


original de la lettre 1917-12-05A pages 1-4.jpg original de la lettre 1917-12-05A pages 2-3.jpg


Paris
29, Rue de Sèvres[1]

le [ ] Novembre[2] 1917

Mon cher Louis,

Ta lettre du 2 Xbre nous apprenant que tu n’es plus « otage » n’est pas pour nous déplaire : les communiqués nous montraient des canons systématiquement braqués contre les citoyens occupant le Bois des Fosses, le Chaume[3], la ligne Beaumont Bezonvaux, le tout accompagné d’attaques [d’infanterie] locales et il ne nous paraissait pas impossible que tu écopes sérieusement, même dans un P.C. de cette région.

Nous aurions été moins tranquilles encore si nous avions su qu’une des pièces qui devaient vous aider risquait de vous démolir. Il est probable que si tu avais eu (du temps où cette pièce divaguait) une ligne téléphonique, en faisant exécuter un tir [plus précis], tu aurais pu prévenir vite le commandant de la Batterie de ce qu’il a pu constater lui-même, mais, à défaut de téléphone, combien les communications signalant une anomalie de ce genre doivent être difficiles, quand on observe [ ] en communication difficile mauvais [ ] les Batteries.

Enfin, tu as pris force leçons de Choses pendant ce petit stage et tu as peuplé ta mémoire de souvenirs bien durables, mais peu réjouissants quand tu penseras aux fantassins : l’artillerie a bien des chances d’écoper à son tour aujourd’hui, mais quand il écope, il n’a pas souffert autant de misères que le fantassin.

Tous mes compliments si ta santé continue à s’accommoder de cette existence pas délicieuse ! quelques précisions feraient plaisir : où couche un aspirant détaché auprès du commandant d’infanterie. Sur quoi s’étend-il ? est-il séparé sérieusement de la [calotte des caisses]. Quitte-t-il ses chaussures. A-t-il des heures de sommeil très découpées ou arrive-t-il à aligner un nombre d’heures suffisant pour s’éveiller reposé ? Bien entendu, tout cela change d’une nuit à l’autre, mais la moyenne est-elle telle qu’on puisse continuer. De même, quand tu fais du service de Batterie, te reposes-tu assez ? Est-il question d’un repos pour vous ?

J’imagine que le départ des effectifs qui sont allés remplacer 200 000 Italiens et 2 500 canons a quelque chance de limiter davantage les périodes de repos auxquelles vous auriez droit ? Ah, mon cher ami, quelle tâche nous incombe avec cet armistice Russe qui va libérer les boches qui combattant de ce côté-là, et sans doute, bientôt, les prisonniers boches et les autrichiens surtout. Qu’on a dit si nombreux ! J’espère que le message de Wilson[4], qui semble être quelque peu le jugement de Dieu, venant d’un spectateur impartial, les démoralisera mais j’aurais plus de confiance si chacune des lettres du message était remplacée par l’arrivée d’un millier de combattants bien instruits et bien armés. Le comble c’est que ces milliers de combattants quand ils seraient prêts à partir n’auront pas de bateaux prêts à les transporter, eux et leur fourniment, si ce n’est successivement et par « petits paquets ». J’avais toujours rêvé de voir les Etats-Unis et le Japon arriver sur le front russe par le Transsibérien : ils sont assez de monde pour le [garder] (ce qui ne serait pas superflu). S’il faut renoncer à donner aux boches un ennemi sur leur frontière Est, tous les efforts faits pour les affamer (ou même seulement pour gêner leur ravitaillement) risquent d’être des efforts perdus : ils sauront bien trouver les endroits de Russie où il a poussé du blé, où il y a du bétail, et les chemins de fer qui les reliraient à ces endroits-là seront vite rétablis s’ils sont coupés maintenant !

Ne conclus pas de tout ce que je te dis que je sois d’avis qu’il faut faire la paix : il faut tenir mais il ne faut pas se dissimuler que ce sera très dur ! J’aime mieux te voir à Verdun qu’en Italie et surtout qu’à Salonique bien qu’on parle peu de Salonique.

Jacques[5] qui était depuis 15 jours à Vérone et s’y trouvant bien (et même très satisfait) croit savoir aux dernières nouvelles qu’il va se rapprocher de l’Adriatique et il en est peu satisfait, pour toutes sortes de motifs dont des motifs stratégiques qui, éventuellement, lui couperaient la route qui peut le ramener en permission voir sa femme[6] et le n°3 que l’on continue à attendre de jour en jour : la maman est en très bon état pour l’événement attendu.

(voir suite)

Suite

A Meudon, Geneviève[7] baignée est auprès de ses frère et sœurs[8] : on a dû désinfecter aujourd’hui, et nous nous réjouissons à la pensée que les Degroote vont pouvoir venir nous voir autrement qu’au bas de l’escalier ou dans le square ou le magasin du Bon marché.

Les Colmet Daâge vont bien : nous les voyons souvent pour nous dédommager de ne les avoir pas eus à Brunehautpré. Bernard[9] a évolué très favorablement et personne ne se douterait qu’ils aient été si pris d’entérite en octobre.

« La Nouvelle France » occupe Guy[10] (et Madeleine) : on était plus satisfait du n°3 que des 2 premiers numéros qui ont été pour ainsi dire imposés par des initiateurs. Le n°3 est en effet assez bien et je dirais volontiers trop bien. C’est de la bonne morale politique et patriotique, mais on y a trop la volonté de n’être pas agressif : or je crois que le lecteur est une maman qui aime bien à ce qu’on tienne son enfant en éveil par de la polémique. Quelques idées même un peu subversives, venant du front, sous forme de lettres, tiendraient mieux l’esprit en éveil. Les gens du front ont assez à se plaindre des gens de l’intérieur pour dire à chacun son fait. Etant intéressés, ils ont le droit de parler : voilà un journal qui préparerait les [voies] aux gens du Front, dont on veut attendre un avenir meilleur ! On ne fait pas de politique au front, me répond-on. appelez cela de la politique si vous voulez : il est certain que le front a de nombreux sujets de mécontentement : qu’on fasse un journal où il puisse le dire si on veut que ce journal soir lu au front et à l’Intérieur.

Michel[11] écrit aujourd’hui d’une région de Verdun plus calme que la tienne : il me donne des renseignements sur les placements du mois de juillet dernier et il les trouve assez réussis pour avoir le désir d’en faire d’autres.

Sais-tu que Pierre[12] est arrivé en permission de 10 jours Samedi dernier, après avoir été avec le Corps d’exploitation dont il fait partie voir s’il n’y aurait pas à exploiter à travers la percée faite par les Anglais. Après 3 jours passés au Nord de Péronne, à partir de la trouée son corps a reçu une autre destination et lui-même est parti en permission. Il a assisté ici au mariage de Mlle Ledru[13] et le voilà parti passer 2 jours… avec un jeune ami[14]… auprès de Nancy. Nous l’attendons Samedi, pour passer encore 4 jours avec nous. Il n’a pas dépendu de moi qu’il passe avec nous les 10 jours !

De moi, si tu veux que je te donne des nouvelles, je te dirai que je suis visité par des rhumatismes qui vont d’une épaule à l’autre et me font faire toutes sortes de grimaces : l’endroit où j’en fais le plus est un endroit où personne ne peut me voir : le geste de me remmailloter était un geste très pénible. De même prendre dans ma poche droite mes clefs ou mon porte-monnaie a été assez pénible pendant 8 jours pour que ces objets aient élu domicile dans ma poche gauche. Tout cela m’aidera à regretter moins ce monde quand, un de ces jours, je « débarrasserai le tapis ». Mais je partirai bien ennuyé de ne pas vous avoir appris à tous un métier lucratif, car j’augure très mal de ce qui pourra rester, pour chacun de vous, de la fortune paternelle. Il n’y aura pas assez de revenus pour payer toutes les redevances que nous vaudra cette guerre.

Si tu avais des titres au-delà du Jura, les y laisserais-tu ? Les transporterais-tu plus près, au risque [d’intéresser] des gens dont c’est le métier de les découvrir. Grave problème auquel tu peux répondre.

Qu’augures-tu des valeurs industrielles d’Alsace, de l’Alsace reconquise ou non ?

J’ai fait de vains efforts cette semaine, pour toucher de la Rente Belge sur présentation, à la légation, d’un reçu d’un titre de Rente qui est allé à Bruxelles pour l’encaissement du coupon au 1er août [1914] et n’est pas revenu. X

X La nouvelle du Pas-de-Calais la plus bouleversante c’est que Jules Legentil a été beaucoup plus touché qu’on ne l’avait dit : il aurait non seulement 5 fractures en tout à 2 jambes mais il aurait été 4 jours sans connaissance ! Laure[15] l’a trouvé ayant encore quelques lacunes à cet égard et bien endolori par ses jambes. On ne désespère pas de l’amener prochainement dans un hôpital à Paris où est sa mère[16].

Tu as su, je suppose, 1° la mort de Mlle [Bouronne] de Campagne pour une pneumonie attrapée dit-on en gare de Saint-Pol au retour d’une visite à l’abbé Richard, [maintenant] curé de Lillers.

2° la mort de l’abbé Coquel curé de Tortefontaine emporté en quelques semaines malgré les soins de sœur Désirée.

André Parenty rentré fatigué au séminaire de la rue du Bac a été obligé d’aller se traiter par le repos et la suralimentation chez son oncle, Maurice Droulers[17] à Tours où son père[18] l’a conduit paraît-il (nous ne l’avons pas vu : il devient bien sauvage le cousin Maurice ! Je ne sais si les bombes réagissent sur [nos hommes], à St-Omer)

M. Tréca[19] est venu nous voir, il y a 2 jours de Vincennes, ayant comme notaire une permanence en vue d’aider à la souscription de l’emprunt[20] parmi sa clientèle. Il va en bénéficier tranquillement à Bamières : il pourra bercer le jeune Albert !

Le cheval Anglais reformé que j’avais acheté borgne (ou à peu près) paraît en train de perdre la vue, m’écrit Pottier[21]. Je le regrette bien, je me croyais remonté – pour 5 ou 6 ans – d’un bon cheval. Le « pur sang » de Dommartin s’est habitué à supporter tous les harnais et est devenu un beau cheval de voiture, m’écrit Paul[22].

Des sangliers habitent le Bois de [ ] et dévastent ce qui est susceptible d’être dévasté dans le voisinage, notamment notre meule de bizaille[23] sans qu’on arrive à les tuer. On nous réquisitionne à chaque instant à Dommartin de l’avoine et du foin dont nous aurions bien besoin pour nos bêtes.

Sais-tu qu’il est né un nouvel enfant aux André Duriez-Eloy[24] : ce doit être le n° 10 de Marie-Thérèse. Ça dispensera sa sœur et ses 2 frères de se marier si le mariage ne leur dit rien : ils ont des héritiers assurés.

Nous avons eu, depuis mon retour ici, divers passages de troupe à Campagne et Dommartin et notamment des Australiens qui n’ont pas craint de nous prendre 1 000 kg d’avoine [en] forçant la porte de notre grenier au-dessus de la remise à Campagne. Ils ont pris 9 oies à Mlle Vasseur. A Dommartin 3 couvertures de laine ont pu être retrouvées à [ ][voisine].

Mille amitiés et tous nos meilleurs vœux.

D. Froissart

Ta mère[25] pensera à t’envoyer des mouchoirs et à faire mettre un passepoil à ta culotte.


Notes

  1. Tampon partiellement effacé.
  2. Cette lettre est du début décembre, probablement du 5.
  3. Il s’agit peut-être du Bois de Chaume, sur la commune de Bezonvaux.
  4. Thomas Woodrow Wilson (1856-1924), Président des Etats-Unis.
  5. Jacques Froissart, frère de Louis.
  6. Élise Vandame, mère Jacques Damas, Marc, et bientôt Claude Froissart.
  7. Geneviève Degroote, après la scarlatine.
  8. Georges, Anne Marie et Odile Degroote.
  9. Bernard Colmet Daâge, 3 ans.
  10. Guy Colmet Daâge, époux de Madeleine Froissart.
  11. Michel Froissart, frère de Louis.
  12. Pierre Froissart, frère de Louis.
  13. Pauline Ledru a épousé Jacques Berveiller.
  14. Michel Daum, futur beau-frère de Pierre Froissart ; Damas Froissart n’est alors pas enthousiasmé par ce projet de mariage.
  15. Laure Froissart, épouse de Jules Legentil.
  16. Adélaïde Leleu, veuve de Paul Legentil.
  17. Il s’agit plus probablement de Paul Florentin Joseph Droulers, époux de Céline Dambricourt, tante maternelle d’André Parenty.
  18. Maurice Parenty.
  19. Albert Tréca, père d’un 4e fils, Albert.
  20. Troisième emprunt de la Défense nationale, lancé en novembre 1917.
  21. Eloi Raymond Pottier est régisseur des Froissart.
  22. Paul Froissart.
  23. Bizaille : sorte de pois chiche à grosse peau.
  24. Marie Thérèse Eloy, épouse d'André Duriez vient d'accoucher de son 11e enfant, Geneviève Duriez.
  25. Émilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Mercredi 5 décembre 1917 (A). Lettre de Damas Froissart (Brunehautpré) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Mercredi_5_d%C3%A9cembre_1917_(A)&oldid=61345 (accédée le 21 novembre 2024).

D'autres formats de citation sont disponibles sur la page page dédiée.