Lundi 29 mai 1916 (A)

De Une correspondance familiale


Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Pierre Froissart (mobilisé)


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29, RUE DE SEVRES VIE[1]   

Mon cher Pierre,

Me voici revenu à Paris, après 8 jours passés dans le Pas-de-Calais.

J’y retrouve votre mère[2] non pas guérie (j’ai peur que cela ne demande du temps), mais se levant une partie de la journée, ne se sentant plus épuisée, mangeant bien, faisant 5 ou 6 repas, mangeant de la viande depuis 2 jours. Elle vient de faire, avec moi, une promenade en voiture.

Le point noir, c’est que l’inflammation du ganglion de l’épaule gauche n’a pas complètement cédé aux compresses d’eau chaude salée qu’on y pose 3 fois par jour : Je croyais trouver beaucoup plus de progrès de ce côté. Ordre est donné de soumettre cette partie du corps à des bains de soleil. On a commencé hier. Il faudra du temps pour que cela cède, et tant que ça n’aura pas cédé, il y aura là des chances de lenteur dans la convalescence.

Quelle joie, en attendant, de revoir votre chère mère reprendre sa douce gaîté ! Mais il faudra sans doute qu’elle renonce à faire beaucoup de choses dont aucune n’était éreintante mais dont l’ensemble faisait trop.

Dans le Pas-de-Calais, j’ai eu un peu le sentiment que je suis bien en train de n’être plus propriétaire. Notre lit (avec tout le 1er étage) à Brunehautpré est réservé par les Anglais pour les hôtes de marque du château voisin (de B…..). Pour la 1ère fois de ma vie, j’ai couché au second, où l’on est très bien d’ailleurs. (Ils réservent aussi 4 chambres de domestiques mais, de tout cela, ils se sont peu servis jusqu’ici)

A Dommartin, j’ai vu arriver Vendredi 8 officiers 240 hommes 300 chevaux (d’énormes chevaux aussi grands mais beaucoup plus étoffés que feu Ouval) avec 40 voitures d’équipage de [Ponts], venus à Dommartin (de Raye) pour la seule raison qu’il plaisait au Capitaine ou Major d’avoir tout son personnel (hommes et chevaux) en un même endroit, trouvant que envoyer des officiers loger au Corbesseau[3] c’est les envoyer trop loin ! Ceux qui n’auront pas de lits, coucheront sur le lit sac que porte tout officier (ou soldat) Anglais si je suis bien renseigné. Ils suppriment souvent la paille (peut-être parce que suspecte) qu’ils trouvent dans les granges et greniers (et qui pourrait être un peu matelas) ne tenant qu’à s’isoler du sol. C’était une unité de formation récente (15 jours) entre les mains d’un [Inganoce] ne manquant pas de délicatesse. J’espère que ça lui restera.

Grâce à ce que, pour la 1ère fois depuis que je cultive, nous avons de grandes étendues non cultivées, nous avons pu leur offrir (à la sente de la pâture nouvelle, direction du Bois de Molinel[4]) un vaste terrain pour les chevaux à la corde : Paul[5] ne désespère pas que ces animaux, s’ils durcissent le terrain, n’y laissent des traces, utiles, de leur passage.

Le major Goldingham m’a fait visiter les approvisionnements en vivres, lait concentré (pour mettre dans le Thé) Confitures en grande abondance, etc. Le malheureux interprète autorisé à vivre avec les 7 officiers ne le fait pas parce que les officiers dépensent, dit-il, 1 000F par semaine et que tous paient la même somme.

Suite

A Campagne, nous sommes occupés, depuis 3 semaines par le service de la télégraphie sans fil (capitaine Aston) et j’ai pu lire les dépêches du jour des communiqués en Allemand, en Français, lesquels sont reçus, paraît-il, pour un anglais qui doit avoir le sens de l’ouïe bien développé, et avoir celui des intervalles, puisqu’il compare, en les recevant, les mots français ou allemand de manière que ce soit lisible, sans savoir un mot de ces langues !

A côté d’une pyramide installée en permanence dans notre cour et composée d’une infinité de tubes métalliques d’un agencement savant, le capitaine Aston m’a mené voir (dans le Pâtis de Vasseur) un dispositif dont il est beaucoup plus fier : il m’en a dit ceci : [une] voiture, (genre caisson d’artillerie), à 6 chevaux portant 2 hommes sur un coffre et suivie de 6 aides à cheval décidant d’écouter ou d’envoyer des télégrammes dès 10h du matin, à un endroit A, y arrive à 9h52, à 10h le mât de 26m de haut, articulé comme pourrait l’être le timon de nos voitures, à sa base et composé de tuyaux légers s’emboîtant, est dressé pour 10h : pendant qu’on le dresse et qu’on l’immobilise par 12 ou 15 tirants de 80m de long, on met en mouvement le moteur qui est porté dans l’un des coffres et l’on est prêt à écouter.

En agissant sur un commutateur, on devient apte à recevoir de préférence (et ça paraît réussir), parmi les dépêches qui voltigent, les dépêches en la, en si, en do, c’est-à-dire les dépêches boches ou américaines, sans être troublé par les autres, et voilà comme on reçoit même des dépêches envoyées de Californie à Panama dans le Pâtis de Campagne ! Si à 10h10 on en a assez, On plie bagages et à 10h18 la voiture est prête à partir. Voilà tout ce qu’on m’a dit, mais je n’ai pas vérifié les 8 minutes et il faut peut-être en rabattre un peu.

Pourquoi ne trouve-t-on pas un truc qui permette de tirer en 8 minutes, ou de paralyser tous les boches : c’est le problème dont tu ferais bien de chercher la solution.

Ces occupants de Campagne ne nous occupent, en hommes, que la maison : 4 officiers y logent, y mangent, y ont des bureaux. Tout est éclairé à l’électricité, et le bureau (la pièce contre le pignon) a à l’extérieur [un cadre] d’affichage aussi parfaitement éclairé.

Tout ce qui est « garage », « remise », « l’aire de grange » outre cette remise et le garage, le 1er étage au-dessus de la « remise », tout cela est plein de matériel pour télégraphie sans fil et d’ateliers où l’on fait des travaux de forge et d’ajustage délicats.

Au milieu de la pâture, on a installé tout ce qu’il faut pour prendre des douches (chaudes ou froides), derrière un rideau. Rien de shocking. L’Anglais ne comprend pas la vie sans douches.

Mais on m’avait demandé de louer tous les bâtiments que je donne : je comptais qu’on allait payer largement comme à Beaurepaire et à Sorrus et, au contraire ils sont tout ce qu’il y a de plus serré, me donnant ce qu’il [louent] les tarifs français qui sont loin de payer les dégradations auxquelles il faut s’attendre.

Un autre but de mon voyage était de [trouver] d’une manière quelconque de la main d’œuvre à Dommartin et de remplacer mes 2 familles de réfugiés, que les réductions, par le Préfet[6], de leurs allocations a amené à chercher asile dans d’autres départements. J’avais demandé il y a 2 mois au préfet de payer le plein de l’allocation : Il s’y est décidé cette semaine mais il est trop tard.

Sainte Maresville a encore dans sa cour le fumier qui devait faire [pousser] 40 mesures de betteraves : personne pour le charger !

J’ai déjeuné vendredi à Bamières où il est né un petit Michel Tréca, tout va bien. Jean[7] apprend le métier de mitrailleur à Bergerac : il a sa femme et son fils.

L’office National de la main d’œuvre agricole qui l’an dernier avait beaucoup de main d’œuvre à nous offrir n’en a plus : ses clients sont des gens qui cherchent à passer du salaire de 3,50 par jour à celui de 4F et de 4F à 5F, prêts à franchir la France du Nord au Sud pour gagner un petit supplément, vu que le voyage est gratuit ! Outre cela, l’on admet très difficilement les réfugiés à pénétrer chez nous parce que c’est presque le jour des opérations : les Belges qu’on trouverait encore, sont suspects. Bref, il faut se mettre en tête qu’il faut vivre avec le personnel qu’on a et que, de loin en loin, on aura un peu de main d’œuvre [supplétive]. Paul en avait demandé 5 pour tout l’été : on en donne 3 pour un mois !

Les récoltes du Pas-de-Calais sont généralement belles. Mais aura-t-on le personnel pour les récolter ? Je me suis arrêté en revenant à Amiens (où commande le général Plantey) ayant entendu parler de villages agricoles qu’on évacuait dans la [partie] du front voisin. Mais pas une famille ne veut quitter dès maintenant ces villages, paraît-il : [l’offensive] que les boches y méditaient pourrait bien s’être reporté sur Verdun par déplacement des troupes destinées à cette partie du front.

Le nombre des décès militaires à Campagne augmente toujours et aussi celui des prisonniers : notre Boulanger, Level[8], a été, la semaine dernière, à Dunkerque (en rentrant de permission) écrasé par une poutre [  ] dit-on.

Voilà bien des lignes qui n’ont rien de personnel ! Nous sommes heureux de te savoir au repos. Nous serons plus heureux si, un de ces jours, tu peux venir nous voir. Tu avais à Verdun une vie bien occupée dans ces derniers temps surtout ayant de nouvelles connaissances à acquérir, chaque soir après dîner, et un nouveau service à prendre : j’espère que, [la paix venue], tu sauras jouer au Bridge et que tu me le rapprendras car, si j’y jouais à Douai 2 ou 3 fois par an, je l’ai bien oublié.

Tu seras gentil d’envoyer cette lettre à Louis[9] (70e Bataillon du 41e d’artillerie) puisqu’il n’est plus ici : ça me dispensera de lui écrire longuement.

Mille amitiés, à bientôt j’espère

D. Froissart

J’aimerais à savoir si c’est bien, comme je l’espère, une permission de 6 jours que tu espères avoir, ou seulement 48 heures ? L’intérêt est que nous pourrions vouloir aller à la campagne dans le Pas-de-Calais ou ailleurs pour ta mère.


Notes

  1. Adresse imprimée.
  2. Emilie Mertzdorff, épouse de Damas Froissart.
  3. Ferme de Corbesseau à Dommartin (Tortefontaine).
  4. Hameau de Molinel à Dommartin.
  5. Paul Malvache.
  6. Léon Briens, préfet du Pas-de-Calais de 1911 jusqu'à sa mort en mai 1918.
  7. Jean Froissart, époux de Marguerite Dambricourt et père de Robert Froissart.
  8. Jules Eugène Level.
  9. Louis Froissart, frère de Pierre.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Lundi 29 mai 1916 (A). Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Pierre Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Lundi_29_mai_1916_(A)&oldid=58700 (accédée le 22 décembre 2024).

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