Jeudi 2 novembre 1854

De Une correspondance familiale


Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Adèle Duméril (Paris)


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Jeudi 2 Novembre 54. 9 h 43 m. du soir

Je viens de recevoir ta bonne lettre, ma chère petite Adèle et je m’empresse de venir te dire combien elle m’a rendu contente et doublement contente puisqu’au plaisir de lire tout ce que tu me dis d’aimable et d’affectueux se joignait la vive satisfaction de voir que tu vas infiniment mieux[1] ce dont ta lettre m’était une grande preuve.

J’ai eu l’audace, la hardiesse, le courage, la témérité, la valeur, la bravoure.... de décacheter moi-même ton épître et d’oser la lire, tournant les pages toujours moi-même et avec mes propres doigts (je me les étais lavés avant dîner). Tu vois que j’affronte le danger sans sourciller, je l’avouerais pourtant car enfin il ne faut pas trop se vanter, que j’avais eu un instant l’idée fugitive, d’aller chercher mes gants et de les mettre, mais voir là une lettre à mon adresse sans la lire immédiatement c’était au-dessus de mes forces et j’ai brisé le fameux cachet.

Léon[2] vient de nous quitter pour retourner au collège, il a été bien content comme tu le penses pendant ces 2 jours de vacances.

Demain j’espère voir les deux miss Desnoyers[3] et je les engagerai à griffonner beaucoup, beaucoup de papier pour toi, car si je ne me trompe j’ai entendu dire que les petits billets doux ne te sont point désagréables. Devrai-je autoriser Julien à s’adresser à toi ? voilà une question fort grave à laquelle je te prie de me répondre.

Je suis toujours fort occupée avec ma layette ou plutôt avec la layette que je fais pour la loterie des crèches, maman[4] je crois t’a raconté tout cela ; au reste je viens de t’envoyer par bonne-maman[5] la lettre fort spirituelle de Cécile Audouin où comme tu le verras elle m’entortille très agréablement. Impossible de ne pas faire quelques lots.

Clotilde[6] qui a bien pleuré en nous quittant, m’a chargée de t’embrasser de tout son cœur, je lui ai dit qu’il m’était malheureusement impossible dans ce moment d’exécuter sa commission, mais que j’espérais bien me dédommager au plus tard le 1er Janvier. Ah ça, tâche d’être tout à fait gaillarde pour le jour de l’an, que nous puissions nous souhaiter une bonne année accompagnée de beaucoup d’autres en nous embrassant et en nous donnant de vigoureuses poignées de mains.

Puisque tu as l’amour du découpage et du collage, je t’envoie la planche de potichomanie[7] quelques uns disent potichinomanie que j’ai reçue dans mon journal. tu pourras prier ta mère[8] de te donner un petit bocal de verre quelconque puis dans l’intérieur tu colleras tes images qui vues à travers le verre feront ressembler ton vase à une potiche chinoise et de là le mot de poti-chino-manie on pourrait dire aussi poti-chino-fureur.

Adieu ma chère Adèle, je ne dirai pas que je te quitte minuit sonnant, mais bien dix heures sonnant, ce qui pour des gens honnêtes et rangés comme nous n’est déjà pas mal. Adieu encore une fois chère petite malade, je t’envoie malgré M. Rayer[9], et me moquant de toute la faculté de Paris 2 bons baisers qui j’en suis sûre ne nous feront pas de mal ni à l’une ni à l’autre.

J’attends avec impatience que tu me fasses savoir exactement le jour, l’heure, la minute, la seconde où tu paraîtras pour la première fois derrière ton carreau de vitre car je serais désolée de manquer ce coup d’œil enchanteur et je pense que pour toi il ne sera peut-être pas désagréable d’admirer la nature morte adroitement combinée avec la nature vivante.


Notes

  1. Adèle Duméril est atteinte de la fièvre scarlatine.
  2. Léon Duméril, frère de Caroline.
  3. Eugénie et Aglaé Desnoyers, dont le père est bibliothécaire au Muséum, sont des amies intimes de Caroline. Elles ont deux frères, Alfred et Julien.
  4. La mère de Caroline est Félicité Duméril (épouse de Louis Daniel Constant Duméril).
  5. La grand-mère de Caroline et Adèle Duméril est Alexandrine Cumont (veuve d’Auguste Duméril l’aîné).
  6. Clotilde Duméril, née en 1842, est la fille de Charles Auguste et d’Alexandrine Brémontier, dite Adine. Charles Auguste Duméril est envoyé à Cahors pour faire fonction d'ingénieur en chef chargé du service extraordinaire de la navigation du Lot.
  7. Littré, Dictionnaire de la langue française (1872-1877), définit ainsi la « potichomanie » : « manie d’imiter les potiches chinoises avec des vases de verre, à l’intérieur desquels on colle des images en papier découpé ». Le Trésor de la langue française signale, à propos du mot « potiche », cet « engouement pour les vases imitant la porcelaine de Chine ». Le mot « potichomanie » est employé par les Goncourt en 1860.
  8. Eugénie Duméril, épouse d’Auguste Duméril.
  9. Il s’agit probablement de M. Rayer, médecin et ancien élève d’André Marie Constant Duméril.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Jeudi 2 novembre 1854. Lettre de Caroline Duméril (Paris) à sa cousine Adèle Duméril (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Jeudi_2_novembre_1854&oldid=41215 (accédée le 9 décembre 2024).

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