Dimanche 7 et lundi 8 août 1870

De Une correspondance familiale

Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris)

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CHARLES MERTZDORFF

AU VIEUX THANN

Haut-Rhin[1]

Vieux-thann le 7 Août 70.

8 h du Soir.

Je t'écris, ma chère Nie, tu connais ou connaîtras les nouvelles de la guerre. Mes pensées tu dois les deviner, mon bonheur de te savoir loin d'ici. Ma personne n'a rien à craindre quant au reste Dieu en disposera comme il l'entendra. Le bonheur de vous embrasser tous me fera bien oublier les quelques mauvaises heures & jours que j'aurai à passer.

Mais j'arrive à mon journal.

Hier au soir sur des dépêches qui arrivaient, je suppose de Paris, l'on était en fête célébrant une grande victoire. Je crois t'avoir écrit sous cette impression. Je suis resté seul à douter. Je me suis rendu lorsqu'on m'a dit que Mulhouse & Belfort étaient en fête. Cela n'a pas duré longtemps. Dès ce matin des bruits sinistres circulent. J'avais malheureusement raison !

Vers 6 h Henriet[2] a reçu une dépêche déplorable de la sous-Préfecture. à l'instant Steinmann m'arrive l'on avoue par dépêche Mac Mahon bataille perdue[3]. C'était à s'y attendre d'après les dernières nouvelles.

Cet aveu est suffisant dans notre belle France, pour se préparer à l'humiliation. Le français n'est pas humble ; qu'il le devienne, qu'il secoue cette pourriture qui du haut qui le tue. Que le suffrage universel se souvienne de son plébiscite.

Mais je m'égare. Les évènements vont marcher & les journaux te tiendront mieux au courant que je ne saurais le faire dans mon petit coin. La France est ruinée pour un ½ siècle.

Ce matin j'ai bravement passé ma matinée à la mairie, beaucoup de votants, toujours des bruits vagues du Nord de l'Alsace.

Je n'ai pas quitté une minute, dès une heure tout était fini, la liste est a peu près sortie sauf cependant mon homme qui est resté sur le carreau & a été par le vox populi remplacé par un ignoble saoulard. Mon Oncle[4] aussi a eu peu de voix, à peine suffisant pour avoir la majorité. Quant à moi il me manquait 6 voix pour les avoir toutes ainsi que plusieurs autres.

J'ai dîné, mais mal, pendant mon repas les nouvelles s'assombrissaient, mais des bruits, rien mais rien d'officiel. En France, nous devons avoir appris que, pas de nouvelles, bien, bien mauvaises nouvelles.

Déjà ce matin l'on a rencontré quelques voitures chargées de femmes & enfants venant de Mulhouse s'en allant dans la vallée. Cet après-midi leur nombre augmentait, les voitures à ce qu'il paraît manquent à Mulhouse des gens à pied viennent en demander me dit-on.

C'est un sauve-qui-peut général, l'on s'attend à un passage du Rhin vis-à-vis, un combat & l'occupation cette nuit. Je dis un combat, il n'est même pas probable, puisqu'il n'y a pas de troupes entre Mulhouse & le Rhin, il y en avait avant-hier ; mais elles se sont retirées sur Belfort.

Il est probable que je ne me coucherai qu'habillé, attendant les évènements.

Voilà le camp de Châlons pas encore exercé ni même armé qui quitte pour se porter vers le Nord !

Où donc sont les soldats français ?

Impossible de peindre l'excitation que donnent la crainte, la rage & même le découragement, ici tout est sur pied. C'est sous cette impression que je t'écris.

Je viens d'adresser ma démission de Maire au Sous-Préfet[5]. Henriet a été ici vers 6 h, il avait aussi un peu besoin de voir quelqu'un, lui il a Prié le Préfet[6] il y a déjà 2 jours de chercher un autre Maire. Bien entendu je resterai à mon poste jusqu'à ce que le fléau ait passé.

Mais un autre fléau plus grand nous attend c'est la Révolution. Tu me diras que je suis oiseau de mauvais augure & crie avant d'être fouetté. Que tu dises vrai. C'est permis, lorsqu'à Mulhouse c'est un sauve-qui-peut général. Je m'attends à voir arriver les Paul. Je devais aller à Morschwiller Mardi. il est probable que je laisserai cette course. Jaeglé m'assure que la banque de France a déménagé. Nous n'avons pas le sol en caisse pour la paye de Samedi.

Qu'Alfred[7] surtout ne s'engage pas, car je ne saurais peut-être pas tenir ma promesse. Qu'il attende, ce n'est pas le moment ; du reste il m'a prouvé qu'il est prudent.

Tu comprendras fort bien, ma chérie, combien je voudrais pouvoir te voir, te causer ; Mais aussi quelle tranquillité, & quelle sécurité de te savoir loin ; Combien je remercie dieu de m'épargner le souci de te savoir ici ; Combien je suis heureux de savoir les enfants[8] avec toi. Surtout ne t'avise pas à venir. je te forcerais à un retour immédiat.

Si les affaires continuent à être aussi néfastes pour la France ne vous obstinez pas à rester à Paris, que l'on voudra défendre. Quittez Quittez Père Mère[9] toi & les enfants pour Launay. Ne te fais pas prier ; J'ai, comme tu vois, assez de soucis comme cela. Vous y êtes dans 3 h & là je serai sans inquiétude. Sois sans inquiétude pour moi ; rien ne peut arriver qui ne soit réparable.

9 h. la fille de l'ancien Maire[10] vient me demander le char à banc pour chercher ses enfants à Belfort.

Il est fort possible que pour quelques jours les courriers ne marchent plus. Berger me dit avoir envoyé une dépêche hier soir 1 h de Mulhouse elle est arrivée ce matin à Thann. Il se peut donc que nous soyons sans nouvelles pendant quelque temps les uns des autres. Mais encore une fois n'attends pas au dernier moment pour quitter Paris. Que dieu nous garde.

Rien de nouveau cette nuit je me suis couché à minuit & levé à 5, beaucoup de bruit, consternation partout. Chacun pense à mettre les enfants à l'abri.

Les chemins de fer ne marchent plus, le télégraphe & plus incertain encore. Je ne sais si ma lettre partira, peut-être par les Vosges ou en exprès.

Il faut donc s'attendre à rester souvent sans nouvelles. ce qui ne m'empêchera pas de t'écrire

Lundi 8 h matin Melcher[11] attend pour la poste je préfère la mettre de suite, elle partira comme elle pourra.

tout à toi

Charles Mertzdorff


Notes

  1. En-tête imprimé.
  2. Louis Alexandre Henriet, maire de Thann.
  3. Après la défaite de Wissembourg, les trois corps français d’Alsace sont placés sous le commandement de Mac Mahon ; mais avant qu’il ait rassemblé toutes ses forces et malgré l’héroïsme des tirailleurs algériens et des cuirassiers, il est battu le 6 août à Frœschwiller.
  4. Georges Heuchel.
  5. Charles Maximilien Auguste Jacquinot (1814-1894), sous-préfet de Mulhouse depuis 1868.
  6. M. Salles.
  7. Alfred Desnoyers.
  8. Marie et Émilie Mertzdorff.
  9. Jules Desnoyers et son épouse Jeanne Target.
  10. Augustin Coullerez, ancien maire de Vieux-Thann, a deux filles, Thérèse et Louise.
  11. Melchior Neeff concierge chez les Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Dimanche 7 et lundi 8 août 1870. Lettre de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à son épouse Eugénie Desnoyers (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_7_et_lundi_8_ao%C3%BBt_1870&oldid=61043 (accédée le 21 novembre 2024).

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