Dimanche 7 août 1881 (A)

De Une correspondance familiale

Lettre d’Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Launay près de Nogent-le-Rotrou) à Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Villers-sur-mer)


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Launay 7 Août.

C’est bien mal ce que je fais en ce moment, ma chère petite fille, je fais passer mon plaisir avant le devoir. Après avoir regardé la liste des lettres que j’avais à écrire, avoir constaté que j’étais en retard avec tout le monde je m’empare de ma plume, de mon papier pour… venir causer un peu avec toi ; je jette mon bonnet par dessus les moulins et je vais jouir de ma faiblesse.

Pour être sûre de ne pas l’oublier je vais de suite t’annoncer la naissance de la seconde fille d’Hortense[1]. Mère et enfant se portent bien, je pense recevoir des nouvelles promptement que je te transmettrai certainement. C’est un mot de M. Aubry qui m’a fait part de ce grand événement. Combien je félicite Yvonne. Il est si bon d’avoir une sœur à peu près de son âge.

il y a plusieurs jours

J’ai été occupée toute la nuit de toi et de ta petite fille[2] ; je suis encore fatiguée des nombreuses recherches que j’ai dû faire pour remettre la main sur Jeanne qu’une femme à laquelle tu l’avais confiée l’avait changée contre un gros garçon. J’arrivais chez l’affreuse nourrice avec ton oncle[3], la menaçait de la police, je criais pour mieux me faire entendre, et je regardais tous les enfants pour retrouver le petit trou de la joue droite. Tu étais si triste et si malheureuse que tu ne pouvais bouger. Marcel[4] était absent pour quelques jours. Quelle joie on éprouve au réveil de se dire : mais tout cela n’est qu’un rêve.

Je viens de recevoir une seconde lettre de Tanger[5] dans laquelle ton oncle me raconte ses impressions sur la ville ; rues en escalier larges comme [  ], jamais éclairées ; portes de la ville fermées à clef && enfin il paraît très satisfait d’avoir fait la connaissance de cette ville pleine de couleur locale… Je t’ai quittée pour habiller maman[6] et ensuite aller à la grand’ messe. Tu me demandes si Marthe[7] est encore ici, certainement et je crois qu’elle ne partira pas avant nous ; quant à Jean[8] il ne regagnera Paris que le jour où nous quitterons Launay ; Mme Dumas[9] malgré ses recherches n’a pas encore trouvé un gîte pour son été. Je suis très heureuse de donner à Émilie[10] ces deux jeunes compagnons ; en ce moment ils sont dans le jardin où nous allons bientôt aller les retrouver.

Ainsi que je te le disais, au moment où j’ai dû te quitter pour ne pas manquer la messe, ton oncle a passé 2 jours à Tanger il a été reçu très aimablement par M. de Vernouillet[11] notre ministre et sa femme, qu’ il y a dîné et même couché, il a visité la Kasba[12], la ville, les bazars, les terrasses, il y en a 3 étages, il a assisté à la fin du 1er jour du Ramadan. Toute la journée se passe en jeûne et prière, mais au coucher du soleil un coup de canon avertit les fidèles qu’ils peuvent manger et fumer, alors toute la population se répand dans les rues, comme des fourmis, en tirant des pétards ou des coups de fusil, en frappant sur des tambourins ou soufflant dans des espèces de flageolets, c’est un tapage infernal qui doit prendre fin au lever du soleil où le jeûne recommence.

Ton pauvre oncle grâce à tout ce bruit n’a pu jouir de ce bon sommeil qu’il se promettait, ayant le bonheur de coucher dans un vrai lit… Il m’arrive une autre lettre écrite le 2 en vue de l’entrée du Tage. Depuis le départ de Tanger le temps était affreux ; il faut espérer que le vent se sera calmé et qu’on aura pu explorer un peu les côtes du Portugal. J’espère recevoir demain une lettre de Lisbonne ; car ton oncle n’avait pas encore pénétré dans cette ville.

Maman va aussi bien que possible, j’espère que le bon air lui redonnera quelques forces. La chaleur est très grande aujourd’hui, mais c’est un bon temps pour la mer ; vous devez en jouir complètement. Remercie bien Mme de la Serre[13] de son aimable lettre qui m’a fait très grand plaisir, en attendant que je le fasse moi-même. Je regrette bien que tes neveux ne soient pas des petites nièces, je leur aurais expédié par la poste quelques unes de mes poupées. J’ai reçu une lettre de la Supérieure de la rue de l’Épée de bois. Elle est satisfaite du résultat des concours, les enfants de son école ont obtenu en grand nombre le certificat d’études et le brevet de Capacité, mais elle est préoccupée des prix car elle a cette année tout à sa charge ; et ce n’est pas une petite affaire.

Merci de tes lettres.

Adieu ma fille chérie, charge-toi de mes meilleures, tu comprends, mes meilleures amitiés pour Marcel, mes caresses pour Jeanne et pour toi garde un tendre baiser.

Mes affectueux souvenirs à ces dames[14].

AM-Edwards

Je t’envoie cette lettre de ton papa[15].

On a continué à envoyer le journal. Je pensais que c’était une erreur mais voyant qu’il arrivait chaque jour, je l’ai reporté et rendu au facteur.


Notes

  1. Hortense Duval, épouse de Marcel Aubry et mère d’Yvonne (née en 1880) et Marie-Thérèse Aubry.
  2. Jeanne de Fréville.
  3. Alphonse Milne-Edwards.
  4. Marcel de Fréville.
  5. Alphonse Milne-Edwards participe à l'exploration scientifique du Travailleur.
  6. Jeanne Target, épouse de Jules Desnoyers.
  7. Marthe Pavet de Courteille.
  8. Jean Dumas.
  9. Cécile Milne-Edwards, épouse de Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  10. Émilie Mertzdorff, sœur de Marie.
  11. Maurice Marchant de Vernouillet et son épouse Marie de Montaignac de Chauvance.
  12. La kasbah : le cœur historique de la ville.
  13. Louise de Fréville, épouse de Roger Charles Maurice Barbier de la Serre, mère de Louis, Étienne, Maurice et René Barbier de la Serre.
  14. Louise de Fréville-Barbier de la Serre et sa mère Sophie Villermé, veuve d’Ernest de Fréville.
  15. Charles Mertzdorff.

Notice bibliographique

D’après l’original.

Pour citer cette page

« Dimanche 7 août 1881 (A). Lettre d’Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards (Launay près de Nogent-le-Rotrou) à Marie Mertzdorff, épouse de Marcel de Fréville (Villers-sur-mer) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_7_ao%C3%BBt_1881_(A)&oldid=60957 (accédée le 21 novembre 2024).

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