Dimanche 26 février 1871 (B)

De Une correspondance familiale


Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa mère Jeanne Target (épouse de Jules Desnoyers) (Paris)


original de la lettre 1871-02-26 (B) pages1-4.jpg original de la lettre 1871-02-26 (B) pages2-3.jpg


Vieux-Thann[1]

26 février 71

Dimanche 6h

Ma bonne petite Mère,

Je t'ai écrit longuement ces jours derniers, et me voilà encore avec ma plume, mon cœur est tellement occupé de vous tous et je suis si heureuse de recevoir ta chère écriture qu'il me semble que je ne puis rien faire de mieux pour terminer mon Dimanche que de venir causer avec toi, ma chère maman. 10h soir L'arrivée de Mlle Augusta[2] venant chercher les petites Berger, puis le souper avec l'oncle Mertzdorff[3], une petite lecture, causerie avec mes fillettes[4] en les couchant, une petite flatterie à Morphée en lisant la vie de St Jérôme[5], voilà ce qui m'a empêchée de continuer à t'écrire. Tu es toujours la meilleure, c'est encore une bonne lettre de toi du 19 que je viens de recevoir, elle porte le timbre de Paris boulevard Beaumarchais et tu me dis que tu vas la donner à M. de Sacy[6] pour l'emporter à Guéret, au reste je vous le répète, c'est mises à la poste à Paris qu'elles m’arrivent le plus vite par la voie prussienne.

Je suis contente qu'il vous revienne quelques-unes de nos anciennes lettres vous pourrez voir que nous avions usé de tous les moyens pour tâcher de vous faire parvenir de nos nouvelles et calmer les inquiétudes que nous pensions bien que vous aviez pour nous. Mais réellement nous avons été épargnés en comparaison de tant d'autres endroits, vous retrouverez toutes choses comme vous les avez laissées, et je dois remercier Dieu de ce que mon mari[7] n'a pas eu à souffrir ; Vous ai-je raconté qu'il avait été prisonnier 2 heures mais ensuite on l'a relâché ; le soir même les hommes qu'on accusait d'avoir insulté les soldats prussiens ayant été se constituer prisonniers, sans quoi on l'emmenait avec d'autres comme otage... L'affaire a été jugée à Strasbourg sans conséquences graves, quelques semaines de prisons qui sont faites par les accusés. L'anxiété est grande chez tout le monde, notre sort doit être décidé et on ne sait rien encore ; Que va devenir notre beau pays. Après tant de sacrifice, d'héroïsme, de souffrances de douleur partout notre pauvre France et pour rien ! Et surtout on a le cœur navré quand, comme nous, on a perdu un être tendrement aimé, sur lequel se confondaient nos affections et nos espérances. Cher et bon Julien, je regarde souvent son cher visage, je ne puis croire à la réalité. Je rêve très souvent de lui. Encore cette nuit avec toi je le soignais ; au bout de 3 jours il se réveillait, nous parlait, et nous ne voulions pas lui dire tout ce que nous avions souffert... il nous souriait... enfin toutes sortes de choses comme cela, puis ceux que nous avons déjà perdus se mêlent dans mes rêves...

Combien la résignation chrétienne dont vous donnez tous tant de preuves m'est un soulagement, et cette confiance que notre cher Julien jouit d'un bonheur qui ne peut se comparer à celui dont que, malgré tous nos efforts, nous n'aurions pu lui procurer sans tristesse, aide à supporter cette cruelle séparation. Tout ce qu'on se rappelle de lui est si bon, si doux, si aimable et en même temps sérieux et gai. Mais tout cela tu le sais et nos pensées se confondent sur le cher enfant que nous pleurons.

Aglaé[8] ne m'écrit pas. Pourquoi cela ? Je ne la reconnais pas. Qu'elle fasse un petit effort elle aussi pour me parler d'elle, de tout ce qu'elle fait, il faut qu'elle reprenne cette habitude, comme un devoir si ce n'est pas un plaisir maintenant qu'elle en a perdu l'habitude. Je sais bien qu'elle est très occupée, mais aussi je sais qu'elle sait écrire tous les jours quand nous sommes ensemble loin des nôtres. J'ai écrit à Louise[9], quelle douleur que la sienne, rester avec toute sa petite famille ! comment supporte-t-elle cette grande épreuve ? Cécile[10] a-t-elle pu aller la trouver. Aglaé a-t-elle encore toute la famille Dumas chez elle ?

Je n'ai plus eu de nouvelles de Constance[11] depuis que Paris est ouvert. Comment va son mari ? Elle a fait un bien grand sacrifice en s'éloignant avec sa mère[12].

Tu me dis qu'Alfred[13] a été plusieurs fois en des avant-postes très exposé, pauvre cher garçon Dieu l'a épargné, nous aurons bien du plaisir à l'embrasser.

Encore une grande douleur dans la famille de mon beau-frère[14]. Le fils aîné de son frère[15], qui est inspecteur des contributions indirectes à Nancy, jeune homme de 24 ans charmant sous tous les rapports, très bien élevé, travailleur vient de faire comme mobile la campagne de Paris, et au moment où les parents se réjouissaient de ce que leur fils avait échappé aux balles et aux obus, ils apprenaient qu'on l'avait trouvé mort dans sa chambre à Paris. Il était enrhumé et a dû prendre une potion, quand dans la nuit des voisins, voyant de la clarté dans sa chambre sont entrés et l'ont trouvé mort au pied de son lit et les rideaux brûlés. On ignore ce qui s'est passé. Ceci est encore plus affreux pour les pauvres parents, ils ont déjà perdu, il y a quelques années, une charmante fille[16] de 15 ans. Ces Zaepffel de Nancy sont des gens sérieux se consacrant entièrement à l'éducation de leurs enfants, leurs efforts avaient réussi et vous comprenez, par vous-mêmes leur douleur.

Ici tout le monde me charge toujours de vous dire toute la part qu'on prend à votre malheur et de vous assurer de la sympathie de tous ceux qui connaissaient votre Julien.

Bonsoir, ma bonne Mère, embrasse bien papa[17] pour nous, ainsi qu'Alfred, Aglaé et Alphonse et garde pour toi les tendresses de ton

Eugénie

Bien des choses à François et Pauline[18]. Cécile[19] est bien touchée de ce que tu aies pensé à elle, elle pleure sincèrement notre Julien, elle répète toujours qu'elle n'a jamais connu un jeune homme comme lui. Je remercie papa d'avoir écrit à M. Bonnard[20] ; il arrive presque tous les jours une lettre pour sa femme, seulement, ne la sachant pas ici, les premières ont été adressées en Dauphiné et le service dans l'intérieur de la France est beaucoup plus long que pour l'Alsace. Edgar est toujours à Bâle, j'irai avec les enfants de mardi à jeudi à Colmar[21].


Notes

  1. Lettre sur papier deuil.
  2. Marie Auguste Eschbaecher, institutrice de Marie et Hélène Berger.
  3. Frédéric Mertzdorff.
  4. Marie et ​Émilie Mertzdorff.
  5. En 1870 est paru une Vie de saint Jérôme, par Paul Jouhanneaud (Bibliothèque religieuse, morale, littéraire pour l'enfance et la jeunesse).
  6. Probablement Alfred Silvestre de Sacy, époux de Cécile Audouin.
  7. Charles Mertzdorff.
  8. Aglaé Desnoyers, épouse d’Alphonse Milne-Edwards.
  9. Louise Milne-Edwards veuve Daniel Pavet de Courteille, décédé en 1870.
  10. Cécile Milne-Edwards, épouse d’Ernest Charles Jean Baptiste Dumas.
  11. Constance Prévost, épouse de Claude Louis Lafisse.
  12. Amable Target, veuve de Constant Prévost.
  13. Alfred Desnoyers.
  14. Edgar Zaepffel, époux d’Emilie Mertzdorff.
  15. Hubert Edgard Zaepffel, fils d’Eugène Zaepffel et Marie Bossu.
  16. Marie Ursule Henriette Eugénie Zaepffel, décédée en 1863.
  17. Jules Desnoyers.
  18. François et Pauline, domestiques chez les  Desnoyers.
  19. Cécile, bonne des petites Mertzdorff.
  20. Eugène Bonnard, époux d’Elisabeth Mertzdorff.
  21. Edgar Zaepffel est à Bâle, son épouse ​Émilie Mertzdorff à Colmar.

Notice bibliographique

D’après l’original

Pour citer cette page

« Dimanche 26 février 1871 (B). Lettre d’Eugénie Desnoyers, épouse de Charles Mertzdorff (Vieux-Thann) à sa mère Jeanne Target (épouse de Jules Desnoyers) (Paris) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_26_f%C3%A9vrier_1871_(B)&oldid=61972 (accédée le 15 novembre 2024).

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