Dimanche 24 mars 1918
Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (mobilisé)
Paris, le 24/3/18
Mon cher.... Lieutenant,
Voilà donc un 1er étage gravi dans l'escalier d'honneur : je veux bien admettre que tu avais déjà gagné un honorable entresol en décochant le galon d'aspirant, mais, cette fois, c'est mieux : encore 4 sauts et tu es Colonel !
La guerre sera-t-elle finie d'ici là, et t'aura-t-elle laissé en possession de tous tes moyens ? Espérons-le, mais encore je serais assez désireux, pour rétablir l'équilibre mondial, que ce qu'on appelait « le péril jaune » devienne le péril pour les boches et les Russes bochifiés avant que la paix soit signée. Car quelle figure fera la pauvre France, même doublée de la Belgique et de l'Italie, à la lisière Ouest de la Mittel Europa future s'il n'y a pas sur la frontière est de cet Etat, quelque chose qui remplace, pour nous, l'ancienne Russie. A cette condition, je veux bien croire à la « Société des nations ». Sinon, non ! Et quand pourra-t-on compter sur le Japon et la Chine pour tenir leur rôle ? Tu seras Capitaine !
Mais voilà (pour la circonstance qui me faisait t'écrire) des considérations qui sont un petit hors d'œuvre. Retiens-en ceci, c'est que je désire te voir franchir tous les grades que tu auras le temps de franchir avant que cette malheureuse guerre ne prenne fin. Je suis convaincu que faute d'avoir eu assez d'ambition, ton beau-frère Henri[1] risque de trouver le temps plus long que vous : il est (en ce moment où il a fait rappliquer à Meudon tous ses meubles) un homme médiocrement satisfait de son sort, à la recherche d'un emploi qui lui permette de tirer quelque argent de ses [peines] : une circulaire récente l'autorise à gagner l'intérieur comme père de 4 enfants[2] : il parle d'équipes de motoculture mais voudrait en tous cas être moins près de Paris ou plus abrité que par ses 2 étages et sa mauvaise cave, étant dans le voisinage d'un établissement militaire qui était peut-être visé par les 12 bombes tombées à Meudon. Lucie[3] a bien des motifs de souhaiter le repos, même relatif, là où elle s'est échouée et ne cherche pas à déménager.
Les Colmet Daâge, après 8 jours d'Ecuelle, viennent de partir à Cannes. Quant à nous, nous venons pour la 4me fois de descendre à notre cave (C'était une fausse alerte) devenue des plus confortables et nous nous y considérons comme dans une absolue sécurité. En deux mots notre appartement peut être détruit, et beaucoup de ce qu'il contient, mais je ne pense pas que tu nous proposes de déménager tout cela sur Angoulême ou sur La Bourboule ?
Nous sommes pour le statu quo. J'espère que la « Grande attaque » ne mettra ni Paris, ni Brunehautpré en péril ; nous n'avons envisagé aucune idée de déménagement. Malgré l'exemple terrible de ceux qui, pouvant évacuer Lille et Douai en septembre 1914, ne l'ont pas fait.
Tu pourras t'attendre à quitter le 50e : il se pourrait qu'une mutation y fasse naître une place pour un Sous-lieutenant. Je regrette que tu ne m'aies manifesté aucun désir d'aller dans tel ou tel Régiment, de passer dans telle ou telle artillerie : il ne m'aurait peut-être pas été impossible de te faire avoir satisfaction (si je juge par l'accueil qui m'a été fait, encore récemment, quand j'allais m'assurer que Jacques[4] ne passerait pas dans « l'artillerie d'assaut »).
Es-tu bien sûr, si tu désires rendre aux Alliés le maximum de services (ce à quoi chacun peut s'appliquer) que tu ne le ferais pas en devenant instructeur des Américains ? Tes connaissances en Anglais, surtout en Anglais technique, sont sans doute assez limitées, mais ne penses-tu pas que les hommes de ton âge sachant l'Anglais et l'artillerie sont en bien petit nombre et que les Américains ont le plus grand mal à recruter des instructeurs d'un certain niveau social : je suis convaincu que, en travaillant avec tes élèves ton Anglais et [ ] la technique, tu arriverais vite à rendre de bons services. En tous cas, tu peux écrire au Ministre[5] (Direction de l'artillerie) que tu as, en Anglais, les connaissances d'un bachelier-latin-langues, que la guerre t'a trouvé passant un examen de licence es lettres (qu'elle t'a d'ailleurs empêché de mener à bien) ; que s'il y a pénurie de lieutenants d'artillerie à mettre comme instructeurs à la disposition de l'Armée des Etats-Unis et que l'on estime que tu aurais chance d'être utile comme instructeur, au moment où tu viens d'être promu Sous-lieutenant, tu te mets à la disposition du Ministre, pourvu toutefois que cet emploi te laisse, au point de vue de l'avancement, dans des conditions aussi favorables que le service au front.
Et si faute d'écrire toi-même, tu m'autorisais à aller exposer la situation à qui de droit, je suis tout prêt à le faire. J'ai pu m'assurer, aujourd'hui même, à l'ambassade des Etats-Unis, qu'on compte encore demander de très nombreux instructeurs à notre ministre de la guerre (sans, d'ailleurs, lui demander personne individuellement).
Tu préfèreras peut-être attendre que tu aies décroché une croix de guerre, si tu te sens en possession d'une santé toujours florissante ? Je ne ferai rien qu'avec ton assentiment.
Mille amitiés.
D. Froissart
Michel[6] doit être vers Soissons. Pourquoi ne viens-tu pas en permission si tu n'as pas d'emploi ! Ce serait le cas ! Jacques pense venir dans une douzaine de jours.
Notes
- ↑ Henri Degroote.
- ↑ Anne Marie, Georges Degroote, Geneviève et Odile Degroote.
- ↑ Lucie Froissart, épouse d’Henri Degroote.
- ↑ Jacques Froissart, frère de Louis.
- ↑ Georges Clemenceau, président du Conseil et ministre de la Guerre de novembre 1917 à janvier 1920.
- ↑ Michel et Jacques Froissart, frères de Louis.
Notice bibliographique
D’après l’original
Pour citer cette page
« Dimanche 24 mars 1918. Lettre de Damas Froissart (Paris) à son fils Louis Froissart (mobilisé) », Une correspondance familiale (D. Poublan et C. Dauphin eds.), https://lettresfamiliales.ehess.fr/w/index.php?title=Dimanche_24_mars_1918&oldid=53637 (accédée le 15 novembre 2024).
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